Citations de Jean Clair (210)
Le miroir est l'outil qui permet, disjoncteur, de briser la continuité perspective, conjoncteur, d'articuler l'un sur l'autre deux espaces impossibles.
Le phénomène a souvent été remarqué: la perspective chez Bonnard n'est pas fixe. A partir d'un point, qui peut souvent s'identifier au centre de la toile, où les choses sont vues normalement au regard, l'espace s'ouvre, se déplie comme une feuille de papier froissé qu'on aplatirait de la main, et bascule ainsi vers le bas et vers les côtés.
Il faudra bien un jour sous son apparente douceur, rendre à Bonnard sa dureté, qui fait que derrière la superficielle banalité des sujets qu'il avait choisi de traiter, les gestes d'un chat, la vision d'un jardin, le parfum des fleurs, le temps qui passe, il aura laissé une œuvre à la fin si éloignée de la complaisance humaniste de ceux qui croient encore posséder des certitudes qu'elle ne laisse plus entendre que les tremblements déchirant que l'on ne connaît qu'à de rares moments, ce ton si incroyablement juste, dans son mélange de gravité et de légèreté, de rêve et de précision.
Ces toiles qui ne peignent ni le réel ni l'imaginaire, mais qui peignent un réel transfiguré par l'émotion du souvenir.
A l'inverse donc du projet impressionniste qui était de saisir un moment et de croire saisir en lui le réel qui ne sera jamais que la peau lumineuse des choses, le projet de bonnard était de se laisser envahir par lui pour plus tard le faire renaitre à l'occasion, là où, la décantation de la mémoire n'ayant laissé de lui que ses qualités les plus fines et les plus insistants, sa lumière et son parfum, dans cet air plus pur du souvenir.
Il ne pouvait retrouver le choc premier qui ordonnait son tableau et qu'il avait reçu de ce motif qu'en le recomposant à l'abri du souvenir qu'il en avait.
Comme si Bonnard eut été incapable de supporter le motif ne disait il pas qu'il était devant lui sans défense, qu'il lui était difficile de se contrôler devant l'objet, que l'objet menaçait à tout instant d'envahir sa peinture en détruisant à mesure la séduction qu'il avait exercé sur lui, alors que ce qui comptait à ses yeux était de de restituer cette séduction, en l'absence même de son objet?
Il s'agissait moins de saisir un moment que d'être saisi par lui. A la faveur du saisissement le souvenir avait alors le pouvoir de retrouver plus tard la façon dont il avait été vécu et de recomposer à loisir sa singularité.
«Le mot "acédie" a disparu des dictionnaires, même des dictionnaires de théologie. Cette forme aiguë de la mélancolie affectait surtout les anachorètes, qui, succombant à l'ennui et à la paresse, au fond des déserts, étaient la proie d'horribles tentations. L'homme moderne, condamné à vivre dans le grand désert d'hommes, connaît toujours la dépression mais non plus son nom premier. Pourtant, chez Homère, l'acedia, avec son a privatif, c'est, à l'origine, la négligence, l'oubli du soin que l'on doit aux morts, le fait de les laisser sans sépulture, l'indifférence, l'oubli de ceux qui nous ont précédés. Il en résulte de grands désordres dans la cité. Notre époque qui a chassé le mot "acédie" de ses dictionnaires et qui en a oublié le sens, est cependant, dans sa propre dénégation, une époque acédiaque.» Jean Clair.
«Le mot "acédie" a disparu des dictionnaires, même des dictionnaires de théologie. Cette forme aiguë de la mélancolie affectait surtout les anachorètes [...]. L'homme moderne, condamné à vivre dans le grand désert d'hommes, connaît toujours la dépression mais non plus son nom premier.»
"Nous sommes entrés, insensiblement, dans une Société Anonyme composée de maquereaux et de putes..."
L'hôtesse est venue me prier de fermer mon volet. La lumière dérangeait la projection du film qu'on offre à la distraction du passager. Le progrès, ici aussi, se boucle sur lui-même. Ces machines volantes qui permettent de voir des spectacles dont des générations d'hommes ont rêvé ne servent déjà plus qu'à ramener leurs occupants aux divertissements les plus sots.
Cependant la mémoire et la culture, qui sont choses à peu près synonymes, jouèrent, on le sait, un rôle majeur dans le destin des déportés. Qui se souvenait pouvait espérer survivre. Qui conservait en soi une trace du monde cultivé pouvait encore espérer résister à la mort. Ce que l’on garde en tête est le seul bien que la barbarie ne puisse vous ôter. C’est le dernier trait d’identité quand tout vous a été retiré, jusqu’à votre identité même. Savoir un poème par cœur vous met à l’abri du désastre. Faire resurgir en soi l’écho de ce qui fut naguère un patrimoine spirituel est un viatique, à l’égal de l’hostie au regard du croyant.
On ne croit plus guère en Satan. Et cependant, c’est Dieu qui donnait la légèreté aux cadavres pour nous permettre d’en supporter le poids, et à l’art la force de les faire s’envoler dans ses œuvres. Satan qui s’amuse à nous en faire oublier la réalité grève en revanche l’art d’un fardeau tel qu’il ne peut plus rien faire que gesticuler sur place, idole lourde et grotesque.
Dire que l’inhumain est ce qui se refuse à l’inhumation, ce qui interdit à l’homme le retour à l’humus dont il est né, ce n’est pas jouer sur les mots, c’est plonger aux racines de la langue et de l’espérance parlante. Au nom du principe du surhomme, le principe humain qui est l’humilité avait disparu.
Retirer à l’homme son humanité alors même qu’il est encore en vie, inverser le procès qui, de la terre de l’origine conduit à l’être organisé pour brutalement ramener celui-ci à l’inanimé de la terre – « humilier » –, c’est aussi refuser à l’humain le devoir qu’on lui doit après qu’il est mort, l’inhumation.
Italien, Music l’était sans doute, mais sans que cela signifie grand-chose dans ce pays qui, du général, ne veut rien connaître pour ne se délecter que du lieu et de l’instant présents. Abstrait, d’ailleurs, il ne l’avait jamais été. À cet héritier des Sécessions d’Europe centrale, la modernité parisienne, habile à manipuler les formes, pour lui si respectueux de les garder, prodigue à multiplier les couleurs, pour lui l’homme fidèle aux ocres et aux terres, demeurait profondément étrangère.
Quand Zoran Music est né, au début du siècle, l’Europe était encore, comme l’avait appelé Stefen Zweig, "die Welt der Sicherheit", le monde de la sécurité. Le milieu lettré qu’il décrit, c’était un peu celui, plus modeste mais aisé, dont Music était issu, une famille de vignerons et de maîtres d’école, à Gorizia, l’ancienne Görz, dans les collines du Collio, à la frontière de l’Italie et de l’ancienne Yougoslavie. On y parlait le slovène et l’italien ; l’allemand étant d’usage dans les documents administratifs ; le français dans la bourgeoisie ; on entendait aussi souvent des mots de russe, de croate, ou de ces langues que les Balkans multiplient. À ce tournant du siècle, l’Opéra, universel par sa musique, polyglotte part ses livrets, « œuvre d’art total », fut peut-être la forme la plus raffinée que la culture cosmopolite et optimiste d’Europe centrale avait produite. Et à laquelle deux ans, entre les guerres balkaniques, le naufrage du Titanic en 1912, et le déclenchement de la Grande Guerre, suffirent à mettre fin.
Neuf ans plus tard à Dachau, en 1944, Music deviendrait le témoin oculaire de ce qu’il avait, au Prado, vu en peinture. Il y verrait la chambre à gaz, les fours rougeoyant dans la nuit, les charrettes et leur chargement de cadavres, « durcis comme des stères de bois », écrira-t-il, les pendus aux potences, et les morts, les morts partout. Le tableau de Bruegel s’appelle en effet Le Triomphe de la Mort.
Quand le mot « culturel » a-t-il fini, dans notre langue, par remplacer celui de « culture » ? Vers la fin des années soixante ? Je me souviens d'un article de Gaétan Picon qui s'alarmait : l'emploi du « culturel » signifiait la fin de la culture. La culture est une, le culturel est pluriel. La culture est une qualité, une identité, qui unit et qui élève. Le culturel disperse, éparpille, dégrade, disqualifie, il nous fait redescendre dans le nombre, avec la pesanteur de plomb du quantitatif : les affaires culturelles, les activités culturelles, les acteurs culturels, les ingénieurs culturels, les gisements culturels, les industries culturelles… La culture, c'était, fidèle à son origine, le culte, la fondation du temple et la naissance, littéralement, de la « con/templation », la délimitation d'un lieu sacré dans l'espace et la fidélité à ce lieu. Le culturel, c'est l'exportation, le commerce, la politique des comptoirs. Il arrivait que l'on croisât des hommes de culture. On ne rencontre plus guère que des fonctionnaires culturels.
On peut craindre cependant qu'à se laisser aller à la « magie du musée » l'art d'Occident ait finit par perdre toute signification et tout attrait, alors que les fétiches du Quai Branly, une fois qu'on a expliqué ce qu'ils sont, provoquent chez le visiteur curiosité, fascination et crainte.
Notre propre héritage méritait-il un tel mépris ? En proposer la location, au nom de la croyance en l'universel de notre culture, à des pays dont la culture et la religion sont restées fidèles à la croyance dans les pouvoirs, les dangers, les maléfices, les tabous et les vertus de l'image, c'est s'exposer à un choc qui, pour n'être pas encore un choc de civilisation, y ressemble fort.