Jean-Jacques Antier

De cette baie de Chesapeake, un immense convoi a pris la mer, plus de cent vaisseaux marchands. Ils emportent les soixante-sept mille barils de farines américaines nécessaires au ravitaillement de l’armée et à la survie du peuple de Paris. S’y ajoutent une vingtaine de vaisseaux marchands qui ont pu s’échapper des Antilles, sans doute les derniers.
L’amiral consulta une liste.
— 7163 barils de sucre, 11241 barils de café, 1139 balles de coton. Et encore de l’indigo et du cacao. Il y a même 376 barils de riz américain et des barils de morue salée. Des billes de bois précieux, des peaux de chevreuil et autres cuirs, des bottes, des écailles et du soufre ! Une véritable fortune pour la France, qui manque de tout. Au total, cent vingt-sept vaisseaux marchands.

Tu sais ce que c’est, la guerre ? Non. Tu es trop jeune !
Les yeux exorbités, Florian s’écria :
— Oui, je sais ce que c’est ; je le sens, dans mon cœur, dans mes tripes ! La guerre… c’est planter un morceau de métal dans un morceau de chair !
— Terrible image ! J’en ferai un titre sur cinq colonnes !

Avec la Correspondance, Ma Vie révèle toute la dimension spirituelle de Jung. (...) Naturellement, on lui posait des questions embarrassantes sur ses relations anciennes avec Freud, auquel il rendit hommage, "malgré mon ressentiment à son égard", "à cause de son attitude matérialiste et plus encore irréligieuse". Sa théorie de la sexualité en partie diabolique fait tourner la tête aux gens et j'ai combattu de toutes mes forces cet avilissement absolu de l'âme". Cependant, "sans sa psychanalyse, je n'aurais pas eu la clé de mes recherches", écrivait-il à une femme médecin de Urzburg. Et à son ami Hull: "Sans l'insistance de Freud sur la part sombre de l'homme, je n'aurais pas pu trouver l'accés au mysterium conjunctionis."
Toutefois, il lui reprochait d'avoir donné une image de la psyché inconsciente qui tenait du "dépôt à ordures morales".

Un autre message l'émut. Celui du grand écrivain Hermann Hesse (1877-1962), prix nobel de littérature en 1946, qu'avait pris en analyse en 1916 le docteur J.B Lang, élève de Jung. Ils se sentaient en affinité. Allemand naturalisé suisse, Hesse était, comme Jung, un fils de pasteur en rupture avec son père; comme lui esprit tourmenté, avide d'évasion. Hesse avait lu Jung. Il lui avait inspiré son roman Demian.

"Ce qui m'intéresse avant tout dans mon travail n'est pas de traiter les névroses, mais de me rapprocher du numineux, seule véritable thérapie. Pour autant que l'on atteigne les expériences numineuses, on est délivré de la malédiction que représente la maladie." (...). Il se sentait personnellement concerné, puisque son accident cardiaque lui avait ouvert la voie royale de l'expérience spirituelle.Il ne se dit pas "guéri" de la maladie, mais délivré de son aspect néfaste.

Jung était le contraire d'un philosophe reclus introverti. ce spécialiste du voyage intérieur aimait aussi voyager hors de sa Suisse natale, pour se frotter à des cultures étrangères. (...), il était aussi attiré par les pays demeurés "sauvages", pour "étudier la psyché humaine dans sa primitivité", ces peuples pour qui "le sentiment religieux est fondateur de leur conscience". (....)
Envoûté et fasciné par l'Afrique, il la reçut intuitivement dans sa primitivité, avec ses correspondances secrètes à la psyché humaine d'autrefois. (...)
Il comprit alors que son désir de découverte africaine cachait le secret désir d'échapper à ce que la civilisation avait d'irrespirable, en raison de sa rupture d'avec les profondeurs. Il n'oublierait jamais cette avertissement.

"Cette nuit-là, écrivit-il dans Ma Vie, tout semblait être parfaitement réel." (...)
Etait-ce une simple hallucination, un phénomène psychologique favorisé par la solitude et la méditation, Non. c'était trop réel. Peut-être un phénomène de synchronicité, une rupture du temps, dont il rendrait compte plus tard?
Ce qui est sûr, "cette demeure fut pour moi un lieu de maturation, un sein maternel, ou une forme maternelle, dans laquelle je pouvais être de nouveau comme je suis, comme j'étais et comme je serai". Là, il se sentait "en dehors du temps, fils de l'inconscient maternel" vivant intensément sa personnalité (...) "dans l'être qui est le plus authentiquement moi-même".

Cette villa spacieuse était entourée d'un beau jardin, avec une vue remarquable sur le lac. Sur le portail de l'entrée, il fit graver cette citation d'Erasme, qu'il avait notée dans son adolescence: VOCATUS ATQUE NON VOCATUS DEUS ADERIT ("Appelé ou non, Dieu sera présent")? "Cette inscription doit rappeler à mes patients et à moi-même que, comme dit le psaume, "la crainte du Seigneur est le début de la sagesse."
"Oui, le dieu sera présent, ajoutera-t-il plus tard; mais sous quelle forme et avec quelles intentions? Ici commence une autre voie, tout aussi importante, non pas d'approche du christianisme, mais de Dieu lui-même, ce qui semble bien être l'ultime question."
Ces deux citations soulignent que Jung demeurait sous l'emprise du numen, qui ne cessait de le travailler de l'intérieur e de le troubler.

Jung avait observé que la plupart de ses patients étaient des croyants routiniers ayant perdu la foi, des brebis égarées. Il constatait en revanche le bienfait qu'apporte la pratique religieuse, à condition de vivre intensément les symboles affichés par les églises. Tout ceci l'amenait à rechercher les secrets de l'âme humaine, ce qui dépassait les connaissances ordinaires que l'on exige du médecin, qui s'occupe du corps. L'âme demeurait la passion de Jung, mais elle est compliquée, mystérieuse, peu accessible, volage. Elle se dérobe comme une anguille. "Elle est cette moitié du monde qui n'existe que dans la mesure où l'on en prend conscience", disait Jung. Elle est reliée à l'âme universelle, "et à ce monde entier que le psychiatre a affaire".

Comme on le verra par ailleurs, Freud souffrait d'une double névrose, l'une provoquée par le complexe d'Oedipe, l'autre par le rejet de la spiritualité, élément constitutif de tout juif, religieux par essence.

Etrangeté du destin et du milieu! Si son père avait été un mystique au lieu d'être un pasteur raté, Jung aurait pu devenir un grand penseur chrétien. Plongé dans les milieux athées de l'Université, il aurait dû basculer dans l'athéisme. Mais il demeurait fidèle aux expériences numineuses de son enfance. Livré à lui-même, ni athée ni croyant traditionnel, il allait devenir un penseur ésotériste.

Mais ce fut à cette occasion, l'absence de sa mère, qu'il découvrit avec émerveillement ce qu'il appellerait plus tard l'anima, l'archétype féminin, qui le poursuivra toute sa vie. Une jeune servante s'occupait de lui. Elle était belle, le visage souriant sous des cheveux noirs. Elle prit l'enfant dans ses bras, il posa la tête sur son épaule. Elle lui appartenait, "elle se rattachait à des choses mystérieuses que je ne pouvais saisir, quelque chose d'insolite quoique connu depuis toujours, figure qui fut plus tard pour moi la quintessence du féminin".

Ses yeux se mirent à briller, comme s'ils reflétaient le soleil, mais c'est d'un soleil intérieur qu'ils brûlaient.
Il murmura: " Te réfères-tu ou non à l'infini?"
Et il reprit son chemin le long du lac. (...)
Bien qu'il se voulût psychologue et non métaphysicien, la fascination du Dieu caché le portait, ce Dieu qui s'était révélé à lui dans son enfance. Etre fidèle à ce don extraordinaire demeurait son fil conducteur, il s'y donnait avec passion, recherchant le but ultime des mystiques: l'union de sa conscience avec ce grand mystère. (...)
Mais pourquoi ce Dieu-là n'avait-il aucun rapport avec celui de son père?

Déjà je vis hors de moi
depuis que d'amour je me meurs.
Qu'elle est longue cette vie !
Qu'ils sont pesants, cet exil, cette geôle et ces fers
où mon âme est verrouillée !
Cette vie si amère,
on n'y jouit pas du Seigneur
et si l'amour est douceur
un long espoir désespère.
Je meurs de ne pas mourir.

Sainte Thérèse d'Avila

— Le bonheur est-il compatible avec la liberté ?
— Le bonheur égoïste, non. Être libre, c’est d’abord se remettre en cause, et cela ne cesse jamais, et cela fait souffrir !
— C’est difficile, Olivier ! Être libre dans son cœur, c’est se détacher de soi !

La première guerre mondiale vit se dérouler des combats maritimes gigantesques, comme la bataille du Jutland.
Elle fut surtout une lutte de longue haleine, pour la maîtrise des communications maritimes, dont dépendait le sort des nations.
Pas de de victoires possibles sur le front de Champagne, de Flandre ou de Salonique sans les renforts incessants d'hommes, d'armes et de matériels affluant par la mer d'Angleterre, des États-Unis, et, pour les matières premières et les denrées alimentaires, des états neutres et des empires coloniaux de France et d'Angleterre.
Sans la maîtrise des mers par les français et les anglais, l'Europe serait sans doute allemande....

Au Caire, cet admirateur de mandalas, symboles de la perfection et de l'unité psychique, découvrit avec un bonheur une certaine mosquée, un carré parfait bordé de colonnades. Il entra, après s'être déchaussé. Au centre, dans la salle des ablutions, d'une source jaillissait une eau pure. Le cercle et l'eau, symboles de perfection. Une paix immense l'envahit. Il était au paradis. Il entendit l'appel: "Allah!" et se sentit comblé.
Ce voyage le marqua en profondeur. De retour sur les bords de son lac suisse, symbole de la psyché, il se sentit prêt à poursuivre l'autre voyage, tout aussi dangereux, qui le mènerait aux sources du réel.

Dans une lettre du 29 décembre 1906, Jung osa déclarer à Freud qu'il se trouvait "extraordinairement différent de lui quant à l'éducation, le milieu et les prémisses scientifiques". Effectivement, en dehors de leur métier de thérapeute et de leur attirance pour les sombres abysses de l'inconscient, tout les séparait. Freud était un neurologue spécialiste de la névrose; Jung un psychologue intéressé par la psychose. La spiritualité non conventionnelle (le gnosticisme) de Jung s'opposait à l'agnosticisme militant de Freud, hérité de la tradition "libre-penseur" de sa famille. Juif par le sang et par la culture, Freud restait étranger à toute croyance et pratique religieuse, où il ne voyait que superstition. Jung demeurait fasciné par la mystique, l'occulte, l'irrationnel, le surnaturel, dont il avait depuis l'enfance une expérience personnelle. Pour Freud, c'était là un bourbier incompréhensible. Pour Jung, le bourbier, c'était la sexualité pathologique où Freud se complaisait.

Le rêve a un sens caché, dont seul le rêveur a la clé.

L'hiver, au-dessus du cercle Arctique par des températures de moins trente, les embruns plaqués contre les superstructures gelaient les grenadeurs, les canons et les tubes. Envoyer les hommes sur les ponts verglacés, c'était les exposer à la mort ou au supplice, car toucher du métal à main nue provoquait une engelure immédiate. Et pourtant, il fallait tenir les pièces en état, veiller et surveiller, car, malgré la tempête, les sous-marins, bien à l'abri sous dix mètres d'eau, guettaient le convoi.