Citations de Julien Green (916)
![](/couv/cvt_Leviathan_3985.jpg)
Au milieu du chantier, se dressaient trois tas de charbon, de taille égale, séparés les uns des autres, malgré les éboulements qui brisaient la pointe de leurs sommets et tentaient de rapprocher leurs bases en les élargissant. Tous trois renvoyaient avec force la lumière qui les inondait; une muraille de plâtre n'eût pas paru plus blanche que le versant qu'ils exposaient à la lune, mais alors que le plâtre est terne, les facettes diamantées du minerai brillaient comme une eau qui s'agite et chatoie. Cette espèce de ruissellement immobile donnait aux masses de houille et d'anthracite un caractère étrange ; elles semblaient palpiter ainsi que des êtres à qui l'astre magique accordait pour quelques heures une vie mystérieuse et terrifiante. L'une d'elles portait au flanc une longue déchirure horizontale qui formait un sillon où la lumière ne parvenait pas, et cette ligne noire faisait songer à un rire silencieux dans une face de métal. Derrière elles, leurs ombres se rejoignaient presque, creusant des abîmes triangulaires d'où elles paraissaient être montées jusqu'à la surface du sol comme d'un enfer. La manière fortuites dont elles étaient posées, telles trois personnes qui s'assemblent pour délibérer, les revêtait d'une grandeur sinistre.
Écrire des livres console l'écrivain de tout ce que la vie lui refuse. Peut-être même une vie comblée eût-elle été pour lui une vie stérile. L'homme satisfait n'écrit pas.
Le romancier est pareil à un éclaireur chargé d'aller voir ce qui se passe tout au fond de l'âme. Il en revient et raconte ce qu'il a vu. Jamais il ne reste à la surface et il n'habite que les régions les plus obscures. Telle est mon expérience. Je conviens qu'elle n'est pas nécessairement celle des autres romanciers.
Je suis de ces être qui ne peuvent pas vivre dans le présent mais qui se perdent avec délice dans leur propre passé.
On ne voit pas vieillir quelqu'un avec qui l'on vit tous les jours et l'on ne se rend compte du ravage que lorsqu'il est parfait, si j'ose dire, et qu'il éclate aux yeux. (80)
3 mars 1948 - Relu tout à l'heure, dans Résurrection, l'histoire des deux jeunes révolutionnaires qu'on pend. C'est un passage qui m'avait horrifié quand je le lus la première fois (en Italie, en 1917), et aujourd'hui encore il m'a fait battre le coeur d'indignation, d'angoisse. Voilà ce que peuvent les mots sous la plume d'un très grand écrivain : l'émotion est si vraie chez l'auteur qu'elle se reproduit telle quelle chez le lecteur.
627 - [Le Livre de poche n° 371, p. 133]
![](/couv/cvt_Le-revenant--Journal-1946-1950_7824.jpg)
3 janvier 1946 - C'est à l'amitié de Jacques Bouchinet que je dois d'avoir conservé tous mes livres pendant l'Occupation. Alors que j'étais loin, il les a fait mettre dans une petite pièce où je les ai retrouvés, l'autre jour, au quatrième étage d'une vieille maison de la rue Saint-Augustin. Beaucoup sont empilés contre les murs, d'autres couchés à plat sur de longues planches qui font le tour de cette étrange bibliothèque, et d'abord je n'ose toucher à rien. Il doit y en avoir six mille et la pièce n'est pas grande. Je reconnais un volume auquel j'ai pensé bien des fois, en Amérique ; je le saisis, je pousse doucement, pour le dégager, une pile branlante de bouquins et voilà que tout glisse avec lenteur et que tout s'écroule. Bientôt je suis au milieu d'un chaos de papier. A mes pieds tout à coup un gros paquet de lettres que je croyais détruites et sur lesquelles je me jette pour les relire...
626 - [Le Livre de poche n° 371, p. 8]
On est parfois horrifié de se découvrir soi-même en un autre.
dans le silence même de la maison, il reconnut cette parfaite immobilité des choses qui ne changent pas alors que nous devenons autres à chaque jour.
![](/couv/cvt_Frere-Francois_604.jpg)
Aux moqueries et aux insultes des Assisiates succédait peu à peu un respect proche de l'admiration quand les mendiants de François demandaient humblement à manger et chantaient joyeusement les louanges du Seigneur. Cet incompréhensible bonheur, on le leur enviait et il leur faisait des adeptes. Des conversions inattendues se multipliaient parmi les riches et les savants comme parmi les moins favorisés. Ils savaient pourtant ce qui les attendait. Qui n'était au courant de la vie mortifiée des Poverelli ? Renoncer à toutes les gourmandises de la chair, aux délices du confort, à la volupté, avoir faim, avoir froid et prier, prier, prier, tel était le coût de cette béatitude. Il ne paraissait pas trop élevé. Aujourd'hui encore, on se demande par quel miracle intérieur se recrutaient ces âmes données à Dieu.
La présence de François y était pour beaucoup. Ce malade perpétuel n'en exultait pas moins et communiquait à tous cette paix du cœur unique et surtout cet amour des frères les uns pour les autres. Enfants de Dieu, ils avaient conquis la liberté de ceux que le monde ne peut plus séduire et qui jouissent de ne plus rien posséder. Quelle légèreté cela donnait, mais aussi quelles épreuves... Car enfin, le corps était toujours là avec ses convoitises maîtrisées. « L'ennemi, disait François, c'est le corps. » A cause de cela, il devait souffrir.
« Le corps, c'est le diable », disaient les prédicateurs cathares dont la pureté de mœurs étonnait saint Bernard lui-même. Et, bien avant eux, dans cet Orient mystérieux où l'ombre et la lumière se mêlaient, la chair était assimilée au mal
Un étrange besoin de tendresse envahit son cœur. Il lui semblait qu’il aurait pu aimer les personnes les plus différentes de ce qu’il était lui-même, qu’il aurait pu aimer tout le monde, et soudain il se sentit heureux sans raison précise, mais ce bonheur vague et profond grandissait en lui au point qu’il avait envie de rire ou de pleurer.
Quelle figure admirable ! pensa-t-il en se regardant. Ce teint, ces traits… Qui pourrait croire, en me voyant, que je meurs d’ennui et que pour cette raison, je vais rendre tout cela à son propriétaire ?
- Mon oncle, […] je crois que si vous pouviez me tuer d’un coup d’œil, je serais mort.
C’était cela qui, à la fois, l’intriguait et l’attristait, que rien ne changeât autour d’elle alors que tout changeait en elle. Le petit fauteuil droit qu’elle poussait de temps à autre devant la fenêtre pour regarder les marronniers, ce meuble banal poursuivait son discours où il n’était question que d’ennui, de journées trop longues. De même, la commode avec ses tiroirs sans secrets, des tiroirs pleins de choses qui n’intéressaient plus la jeune fille. Mais quel rapport pensait-elle établir entre le monde extérieur et le monde intérieur ?
Mais qu’est-ce que croire voulait dire ? Elle croyait que Dieu était présent dans cette chambre et qu’il la voyait. Elle n’en était donc pas sûre ? Elle le croyait seulement ? N’était-ce donc qu’une opinion et une opinion valait-elle la peine qu’on en souffrît à ce point ?
Sincère, peut-être, à sa façon, il ne savait ou ne voulait pas savoir qu’avec le lent travail des années et les adroites sollicitations de l’orgueil, il s’était mis à la place du Dieu qu’il pensait adorer, et s’adorait lui-même.
[…] en réalité, c’était un homme d’autant plus férocement attaché à lui-même qu’il se croyait dégagé de tous les liens de sa volonté propre. Il était pieux, principalement parce qu’il s’aimait pieux.
Eclairé par une lumière à la fois tendre et forte qui se posait sur chaque feuille d’arbre et sur chaque visage avec une sorte d’indulgence, la rue semblait offrir à M. Fruges la faveur d’une complicité secrète, et il se sentit tout à coup pris de grands espoirs, des espoirs de jeune homme que grise la douceur de l’air. Etait-ce parce qu’il se trouvait encore a jeun ? La tête lui tournait un peu et les passants lui semblaient d’une beauté insolite. Il admira le visage humain, non pas avec cette louche convoitise qui empoisonnait ses méditations les plus graves, mais avec un respect qui touchait à la piété.
Il y a un salut pour les brutes […] parce que leur responsabilité n’est pas entière. Leur vie tout animale est une vie de nature, leurs péchés rudimentaires n’attaquent pas l’âme. Seuls des êtres compliqués comme moi se perdent, parce que le démon voit toujours prospérer ses desseins dans la complication, alors que la simplicité le déconcerte.
Il trempa les lèvres dans la boisson qu’on venait de placer devant lui et posa le verre avec un petit frisson de dégoût. Tout ce qui touchait à la vie de plaisir lui paraissait mystérieusement ombragé d’une tristesse dont l’amertume était une figure. Ce qu’on appelle s’amuser demeurait pour lui quelque chose de difficile et d’obscur, comme un jeu aux règles multiples.