Julien Green

… une grosse fleur de magnolia offrait à la vue ses profondeurs de nacre et de neige, vivante encore, mais tout près de flétrir et déjà tachée d’un brun au bout de quelques de quelques pétales. Par un geste soudain dont-il ne fût pas maître, Joseph la saisit dans son poing et la porta à son visage avec une espèce de voracité écrasant sur ces lèvres et sur ses yeux cette masse blanche et douce dont l’odeur le grisait, et il la respirait, la buvait, l’enfermant dans ses deux mains comme pour ne rien perdre de cette fraîcheur et de ce parfum. […]. Cette fleur à laquelle il arrachait la vie en la meurtrissant lui donnait un immense désir de bonheur qu’il ne s’expliquait pas.

C'est toute sa liberté qu'on abandonne à jamais lorsqu'on s'éprend d'un être ; le désir peut s'éteindre, la passion peut mourir tout à fait, mais il reste au fond du coeur quelque chose d'inaliénable que l'on peut donner mais non reprendre. L'homme qui aime a vendu son âme et c'est en vain que la haine vient disputer la place à l'amour ; jusqu'à la mort on appartient à ceux qu'on a aimés.

Le vice commence où finit la beauté. Si l'on analysait l'impression que fait un beau corps, on trouverait quelque chose qui s'apparente à une émotion religieuse. L'œuvre du Créateur est si belle que le désir de la transformer en instrument de plaisir ne vient qu'après un sentiment confus d'adoration et d'émerveillement.

Si les mystiques sont les grands seigneurs de l'invisible, les spirites en sont les cambrioleurs. Le royaume des cieux peut être conquis par la violence, mais non par effraction.

L'insecte que nous observons, nous voit-il ? Non, sans doute.
A peine a-t-il conscience d'un obscurcissement de la lumière au-dessus de lui. Ainsi, peut-être, sommes-nous observés à notre insu par des êtres hors de toute mesure connue... Il existe peut-être un esprit, un ange, une puissance, comme dit l'évangile grec, et qui pense en voyant l'un de nous : "Voilà dix fois, cent fois, que ce pauvre insecte grimpe le long de la vitre, où il s'efforce de trouver une issue vers le soleil et l'air pur. Il voit bien le soleil à travers cette épaisseur transparente qui est comme si elle n'était pas et qui pourtant le retient prisonnier, et il ne comprend pas ce qui l'empêche de voler dans l'espace. Allons, ouvrons-lui la fenêtre !
[...]

D'une façon générale, c'est le problème de toute vie. S'échapper.

Tout ce monde attiré par les embellissements de l'avenue, piétine avec lenteur, avec ce quelque chose de morne et de stupide qui me rend la foule si antipathique.

Je ne me donne pas à un plaisir que je ne me sente frustré d'un plaisir différent, voisin, et possible. [...]
Mais quand j'écris, je suis tout entier présent.

Il y a en moi une sorte de Don Quichotte dont les romans de chevalerie sont les écrits des mystiques.

Quand j'étais encore enfant, je réfléchissais quelque fois au sens de l'expression "for ever and ever" que les protestants ajoutent à la fin du "Pater", et ces mots finissaient par me donner une sorte de vertige mental, comme si, à condition d'aller toujours plus loin dans ce sens, on arrivait à quelque chose qui n'existait pas et dans lequel on tombait.

L'humain, tout l'humain est en nous, au fond de notre cœur que nous connaissons si mal. Chaque homme est à lui seul l'humanité tout entière.

Combien de visiteurs se doutent qu'un tableau n'a rien à dire à qui ne le regarde pas au moins cinq minutes ?

- Si je voulais donner une idée du Sud à un Européen, comment m'y prendrais-je ? Il faudrait imaginer une belle maison anglaise décrite par Dickens et la placer dans un décor de Rimbaud.

Notre pensée suit un cours ininterrompu sous la diversité des apparences.

- Ce qui est le plus éloigné, en ce monde, de la pitié, c'est la volupté. Il ne s'agit pas de les opposer, mais seulement de montrer à quel point le plaisir peut nous endurcir le cœur.

Il y a en moi de quoi faire une foule. De là, tristesse.

La bêtise a quelque chose d'aussi déplaisant que la laideur physique. Elle est tout aussi apparente. Il y a des hommes qui parlent comme des malades montreraient leurs plaies, et cela correspond à la même chose sur le plan de l'intelligence.

Il y a toujours une partie de mon être qui se moque de l ´autre, le cerveau d’égayant des fureurs du décès, mais il est des heures où l’on est presque tout sexe.

Le but de la prière est peut-être moins d'obtenir ce que nous demandons que de devenir autres.

Ne vous arrive-t-il jamais de vous perdre dans vos pensées, oui, de réfléchir si profondément que tout à coup vous ne savez plus où vous en êtes, ni ce que vous aviez dans l'esprit ? Alors il vous faut faire effort pour vous souvenir, pour reconstruire autour de vous le monde tel qu'il vous apparaît et, dans ce monde, retrouver votre place, mais pendant l'espace d'un éclair, il y a eu... le néant.

Chez elle, Adrienne se tenait presque toujours au salon en attendant qu’on lui servît son repas et s’occupait de son mieux. Souvent, elle mettait son tablier par-dessus sa jupe de serge noire comme autrefois et nettoyait les meubles où elle était sûre que le chiffon de Désirée ne passait jamais. Elle s amusait aussi à retirer les livres de leurs rayons, à en enlever la poussière de la tranche avec une brosse à habits et les replaçait ensuite dans la bibliothèque par ordre de grandeur. Jamais il ne lui venait à l’esprit d’en lire un. Ainsi que beaucoup de femmes dont l’enfance a été maussade et qui n’ont de leurs classes que de mauvais souvenirs, il lui répugnait d’entreprendre une lecture un peu longue comme s’il se fût agi d’une corvée désagréable, d’un devoir.