Citations de Michel Tournier (1085)
Dans ses longues heures de méditations brumeuses, il développait une philosophie qui aurait pu être celle de cet homme effacé. Seul le passé avait une existence et une valeur notables. Le présent ne valait que comme source de souvenirs, fabrique de passé. Il n'importait de vivre que pour augmenter ce précieux capital de passé. Venait enfin la mort : elle n'était elle-même que le moment attendu de jouir de cette mine d'or accumulée. L'éternité nous était donnée afin de reprendre notre vie en profondeur, plus attentivement, plus intelligemment, plus sensuellement qu'il n'était possible de le faire dans la bousculade du présent.
A peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur, qu'il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est: un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement les intentions de l'auteur et les fantasmes du lecteur.
" Le vol du vautour, notes de lecture"
Nous parlons trop. Il n'est pas toujours bon de parler. Dans ma tribu, chez les Araucans, plus on est sage, moins on parle. Plus on parle, moins on est respecté. Les animaux les plus bavards sont les singes et, parmi les hommes, ce sont les petits enfants et les vieilles femmes qui parlent le plus.
p125
Tous les hommes qu'il voyait s'affairer autour de lui paraissaient laids, grossiers , brutaux et cruels, et il se demandait s'il arriverait à reprendre l'habitude de vivre avec ses semblables.
Il faut marcher. Aller voir. Ouvrir ses yeux et son cœur à des vérités inconnues, tendre l'oreille à des paroles inouïes. Ils marchent, pressentant avec une tendre jubilation que peut-être une ère nouvelle va s'ouvrir sous leurs pas.
J'ai toujours été scandalisé de la légèreté des hommes qui s'inquiètent passionnément de ce qui les attend après la mort, et se soucient comme d'une guigne de ce qu'il en était d'eux avant leur naissance.
- Dis, grand-père, qu'est-ce que ça veut dire : DI-U-RE-TIQUE ?
Et lui sans bouger :
- Tu bois un verre t'en pisses deux.
Un livre est fait pour être publié, diffusé, lancé, acheté, lu.Un livre n'a pas un auteur , mais un nombre indéfini d'auteurs.Car à celui qui l' a écrit s'ajoutent de plein droit dans l'acte créateur l'ensemble de ceux qui l'ont lu, le lisent ou le liront.Un livre écrit et non lu n'existe pas pleinement.
C'est alors qu'il comprit qu'il ne quitterait jamais l'île. Ce Whitebird avec ses hommes, c'était l'envoyé d'une civilisation où il ne voulait pas retourner. Il se sentait jeune, beau et fort à condition de demeurer à Speranza avec Vendredi. Sans le savoir, Joseph et Hunter lui avaient appris que, pour eux, il avait cinquante ans. S'il s'en allait avec eux, il serait un vieil homme aux cheveux gris, à l'allure digne, et il deviendrait bête et méchant comme eux.
Je compris que j’obéirais d’autant mieux à mes aspirations alimentaires que j’approcherais davantage l’idéal de la crudité absolue. […] J’ai compris ainsi l’attirance qu’ont toujours exercée sur moi ces étals et ces crochets qui exposent aux regards la farouche et colossale nudité des bêtes écorchées, les blocs de chair rutilante, les foies visqueux et métalliques, les poumons rosâtres et spongieux, l’intimité vermeille que révèlent les cuisses énormes des génisses obscènement écartelées, et surtout cette odeur de graisse froide et de sang caillé qui flotte sur ce carnage.
[…] Par ailleurs, la qualité de mon cœur sera attestée –s’il en était besoin- par un autre goût que j’ai, celui du lait. Ma gustation rendue à sa finesse originelle par la viande non cuite et non épicée, et qui sait découvrir des mondes de nuances sous la fadeur apparente des crudités, a trouvé matière à s’exercer dans le lait qui est devenu assez vite mon unique boisson. Il faut aller loin dans Paris pour trouver une crémerie dont le lait n’ait pas été tué par les pratiques infâmes de pasteurisation et d’homogénéisation ! En vérité, il faudrait aller à la ferme, à la vache, à la source même de ce liquide synonyme de vie, de tendresse, d’enfance, et sur lequel s’acharnent les hygiénistes, puritains, flics et autres pisse-vinaigre ! Moi, je veux un lait sur lequel flottent avec des remugles d’étable un poil et un fétu, signes d’authenticité.
L'image est bien l'opium de l'occident.
« C’est si émouvant, un enfant qui souffre ! C’est si beau un petit corps ensanglanté, soulevé par les soupirs et les râles de l’agonie. » (p. 48)
Si on définit l'intelligence comme la faculté d'apprendre des choses nouvelles, de trouver des solutions à des problèmes se présentant pour la première fois, qui donc est plus intelligent que l'enfant ?
« Plus vous voulez vous élever, plus il faut avoir les pieds sur terre.
Chaque arbre vous le dit. »
Etre communiste, c'est - comme pour les catholiques - faire partie d'une grande famille, une famille qui a son jargon, ses fêtes, ses querelles, ses rêves. Il n'importe ni de penser, ni de descendre dans la rue, mais de se serrer les coudes, de se tenir chaud. Tout ce qui menace de perturber les affectueuses retrouvailles de la fête à l'Huma relève de la provocation gauchiste. On l'a bien vu en Mai 68 lorsque les étudiants insurgés se sont tournés vers les cellules communistes de Renault. Le malentendu s'est révélé total entre ces jeunes intellectuels qui voulaient changer la société et cette petite-bourgeoisie ouvrière qui ne voulait changer que de voiture avant les vacances.
Quand on entreprend un voyage comme celui que vous faites, lui dit-il après avoir tiré une bouffée de sa pipe, on part quand on le veut, mais on arrive quand Dieu le veut.
Il y a cent ans, lorsque l’anesthésie a fait son entrée dans les salles d’opération, certains chirurgiens se sont récriés : « La chirurgie est morte, a dit l’un d’eux. Elle reposait sur l’union dans la souffrance du patient avec le patricien. Avec l’anesthésie, elle est ravalée au niveau de la dissection de cadavre ».
Il s'avisait que l'intelligence et la bêtise peuvent habiter dans la même tête sans s'influencer le moins du monde, comme l'eau et l'huile se superposent sans se mêler.
Pourtant il y avait une voie de salut, car si Vendredi répugnait absolument à la terre, il n'en était pas moins aussi élémentaire de naissance que je l'étais moi-même devenu par hasard. Sous son influence, sous les coups successifs qu'il m'a assénés, j'ai avancé sur le chemin d'une longue et douloureuse métamorphose. L'homme de la terre arraché à son trou par le génie éolien n'est pas devenu lui-même génie éolien. Il y avait trop de densité en lui, trop de pesanteurs et de lentes maturations. Mais le soleil a touché de sa baguette de lumière cette grosse larve blanche et molle cachée dans les ténèbres souterraines, et elle devenue phalène au corselet métallique, aux ailes miroitantes de poussière d'or, un être de soleil, dur et inaltérable, mais d'une effrayante faiblesse quand les rayons de l'astre-dieu ne le nourrissent plus.
Nous autres amphibies, toujours en porte à faux avec les choses, rompus au provisoire, à l’à-peu-près, nous savons faire face de naissance à toutes les trahisons du milieu.