Citations de Michel Tournier (1085)
Procréer, c'est susciter la génération suivante qui innocemment, mais inexorablement, repousse la précédente vers le néant. À peine les parents ont-ils cessé d'être indispensables qu'ils deviennent importuns. L'enfant envoie ses géniteurs au rebut, aussi naturellement qu'il a accepté d'eux tout ce qu'il lui fallait pour pousser.
Si les coquins savaient tous les avantages de la vertu, ils deviendraient vertueux par coquinerie.
Le problème du temps l’obsédait. La danse, art de l’instant, éphémère par nature, ne laisse aucune trace et souffre de ne s’enraciner dans aucune continuité. La sculpture, art de l'éternité, défie le temps en recherchant des matériaux indestructibles. Mais, ce faisant, c’est la mort qu’elle trouve finalement, car le marbre posséde une vocation funéraire évidente.
La vie n'est tolérable qu'en état d'ébriété. Ébriété alcoolique, amoureuse, religieuse. Créature du néant, l'homme ne peut affronter l'inconcevable tribulation qui lui advient, ces quelques années d'être, qu'en se saoulant la gueule.
Des maîtres, il me semble que c'est plutôt au sein de ma propre génération que je les ai trouvés. Les professeurs de notre classe de philosophie au lycée Pasteur s'appelaient Daniel-Rops et Maurice de Gandillac. Mais c'était l'un des élèves qui accaparait la vedette. Roger Nimier était à cette époque un gros garçon, lent et goguenard auquel une précocité un peu monstrueuse, une intelligence et une mémoire hors du commun rendaient difficiles ses contacts avec les autres élèves. Il ne cessait de manger - c'était l'époque où l'on distribuait des biscuits vitaminés dans les écoles - et de tenir des discours auxquels nous ne comprenions goutte. Il serait intéressant de retrouver la collection du journal de la classe qu'il rédigeait seul sous le titre "Le Globule rouge".
Il est impossible d'évoquer un jardin de curé sans l'ombre portée par l'église et le cimetière.
Un homme menant à travers la steppe russe enneigée un attelage de rennes avec un traîneau chargé de cadeaux qu'il distribue en cours de route... Ce portrait du quatrième Roi mage inventé par la mythologie orthodoxe, n'est-ce pas le père Noël que nous cherchons ? Pour achever l'identification, il suffirait de dire qu'il a renoncé depuis deux mille ans à trouver l'Enfant Jésus, et qu'il se contente de combler de cadeaux tous les petits enfants qu'il rencontre. Quant à sa barbe blanche, elle nous rappelle sa très longue quête, toute ces années de généreuse cavalcade. Ainsi sera peut-être renoué le fil d'or entre deux imageries également chères à nos cœurs puérils.
La vie n'est tolérable qu'en état d'ébriété. Ébriété alcoolique, amoureuse, religieuse. Créature de néant, l'homme ne peut affronter l'inconcevable tribulation qui lui advient - ces quelques années d'être - qu'en se saoulant la gueule.
Il n'y a de bonne intimité que crépusculaire.
- Marguerite.
- Oui, répondit Robinson, c'est une marguerite.
Mais à peine avait-il prononcé ces mots que la marguerite battait des ailes et s'envolait.
- Tu vois, dit-il aussitôt, nous nous sommes trompés. Ce n'était pas une marguerite, c'était un papillon.
- Un papillon blanc, répliqua Vendredi, c'est une marguerite qui vole.
Si les coquins savaient tous les avantages de la vertu, ils deviendraient vertueux par coquinerie.
L'enfant de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d'œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c'est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité – cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant – fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l'œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent.
Le sens de l'évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l'espèce, contraint d'apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l'humanité est en train de crever. Tristesse, indignation. Mais à quoi bon ? N'est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d'autres fleurs ?
Il ne me sied pas de nouer des relations individuelles avec tel ou tel enfant. Ces relations, quelles seraient-elles au demeurant ? Je pense qu'elles emprunteraient fatalement les voies faciles et toutes tracées soit de la paternité soit du sexe. Ma vocation est plus haute et plus générale.
La solitude est un vin fort. Insupportable à l'enfant, elle enivre d'une joie âpre l'homme qui a su maitriser, quand il s'y adonne, les battements de son cœur de lièvre.
La pluie n'avait pas encore percé les mille toitures superposées des frondaisons sur lesquelles elle tambourinait . Une vapeur d'étuve montait du sol et se perdait dans les voutes feuillues.
Ce gros silène néerlandais, tapi dans son matérialisme jouisseur, avait décidément des mots d'une inquiétante resonnance. Depuis qu'il avait embarqué à Lima sur la Virginie, Robinson avait réussi à éviter tout tête à tête avec ce diable d'homme, ayant été bientôt choqué par son intelligence dissolvante et l'épicurisme cynique qu'il étalait.
Mais le jour déclinait. La faim creusait en lui un vide nauséeux. Le désespoir suppose un minimum de répit.
Pour ne pas être blessé par le mauvais œil, passer autant que possible inaperçu est une saine précaution. Tirer l’œil par sa mise, sa force, sa beauté, c'est tenter le diable. Les mères de Tabelbala négligent volontairement leurs bébés, et les maintiennent dans un certain état de saleté pour qu'ils n'excitent pas l'admiration à un âge particulièrement vulnérable. L'homme qui exhibe fièrement le couteau flambant neuf qu'il vient d'acquérir a toutes les chances de se couper dès qu'il s'en servira. La nourrice étalant une poitrine plantureuse, la chèvre d'une fécondité ostentatoire, le palmier à la floraison opulente s'exposent aux coups de l’œil dont le pouvoir tarit, stérilise, dessèche. Toute image avantageuse est grosse de menace. Que dire de l’œil photographique et de l'imprudence de celui qui s'offre complaisamment à lui !
Le visage de Daniel. Ses joues creuses et blêmes, sa mèche noire, ses lèvres un peu trop éversées... L'amour parfait - la parfaire fusion du désir physique et de la tendresse - trouve sa pierre de touche, son infaillible symptôme dans ce phénomène assez rare : le désir physique inspiré par le visage. Quand un visage se charge à mes yeux de plus d'érotisme que tout le reste du corps... c'est cela l'amour. Je sais maintenant que le visage est en vérité la partie la plus érotique du corps humain. Que les vraies parties sexuelles de l'homme sont la bouche, son nez, ses yeux surtout.
Un écrivain peut avoir l'ambition d'être un bon écrivain, cela ne dépend que de sa conscience professionnelle et de son travail. Quant à être un grand écrivain, cela c'est l'affaire des autres, et pas ceux de son entourage, ni même de ses contemporains. S'il juge génial ce qu'il est en train d'écrire, l'auteur déraille, fût-il Victor Hugo. La génialité d'une oeuvre est contenue dans l'actualisation effectuée par le lecteur. Je lis Tristan et Iseut, Perrault, Saint-Simon, et je juge ces oeuvres géniales en raison de l'effet d'élargissement, d'approfondissement, d'enrichissement, de libération que cette lecture exerce sur ma vision actuelle du monde.