Citations de Pascal Quignard (1520)
Une bêche, un sécateur, une hache pour le petit bois, deux bottes en caoutchouc pour la terre spongieuse, un parapluie jaune pour le ciel, un crayon à papier et le dos des enveloppes - la vie solitaire ne coûte pas extrêmement cher quand on la rapporte aux sept bonheurs qui l'accompagnent.
Ce ne sont que les jours.
“L’ouïe, lors de l’endormissement, est le dernier sens qui capitule devant la passivité sans conscience qui vient.”
Il arrive qu'un amour qui ne peut avoir lieu dévore l'âme.
Là où la pensée a peur, la musique pense.
Il y a un plaisir fou à demeurer à genoux auprès de celle qu'on aime. Il y a presque de la joie à pleurer dans l'étoffe de sa jupe, à se blottir au plus près de son odeur. C'est un reste d'enfance.
Le groupement humain est une chose dangereuse. ... La densité entraîne un stress dans le groupe qui provoque ou le suicide de celui qui est oppressé ou l’éviction de la victime qui s’ignore sanctionnable. La médiation qu’apporte l’exclu aux survivants, voilà ce qui fonde la société humaine et qui modélise ses joies principales. C’est ce que pensait Étienne de La Boétie.
Aimer aux yeux des enfants c’est veiller. Veiller le sommeil, apaiser les craintes, consoler les pleurs, soigner les maladies, caresser la peau, la laver, l’essuyer, l’habiller. Aimer comme on aime les enfants c’est sauver de la mort.
Vos larmes sont douces et me touchent. Je vous abandonne parce que je ne songe plus à vos seins dans mes rêves. J'ai vu d'autres visages. Nos cœurs sont des affamés. Notre esprit ne connaît pas le repos. La vie est belle à proportion qu'elle est féroce, comme nos proies.
Chapitre XVIII.
Il avait été présenté au feu roi dans sa jeunesse et de ce jour, sans qu'on sût pourquoi, n'avait plus mis les pieds au Louvre ni au château-vieux de Saint-Germain. […]
Il s'excusa une […] fois auprès d'elles de ce qu'il ne s'entendait guère à parler ; que leur mère, quant à elle, savait parler et rire ; que pour ce qui le concernait il n'avait guère d'attachement pour le langage et qu'il ne prenait pas de plaisir dans la compagnie des gens, ni dans celle des livres et des discours.
Chapitre II.
Lire, c'est se laisser emporter. C'est une perte de contrôle, une désorientation qui peut tout à fait angoisser des êtres humains. Tout le monde n'est pas capable de perdre le nord. Lire est tout sauf une expérience tranquille. C'est une exploration périlleuse qui provoque des lésions bien réelles, et perturbe l'intégration dans la société. Je n'oppose pas lire et vivre. Mais il faut savoir qu'on lit à ses risques et périls.
Quel tour nous ont joué nos démons?
Ce ne sont pas des anges gardiens, ni des fées, qui dominent nos naissances.
Ce sont des démons qui sont en nous et qui nous guettent.
Il arrive qu'on ressente parfois de brusques appels de solitude. Même la vie amoureuse engendre à l'improviste de brusques appétits paniques de solitude. C'est l'envie de se retrouver seul, de faire des gestes sans témoins. C'est l'envie de relâcher les traits, d'ôter son visage. À vrai dire, c'est quelquefois simplement l'envie de prendre un bain ou de se couper les ongles. Ce sont des convoitises d'ermite d'une heure ou deux. C'est l'envie de se laver le cœur dans le silence. De se chuchoter à soi-même dans le silence sa paresse et son vide et de se savonner soi-même comme un ancien bébé.
Qu’est-ce qu’un héros ? Ni un vivant ni un mort, un […] qui pénètre dans l’autre monde et qui en revient.
Le caractère de Monsieur de Sainte Colombe et son peu de disposition au langage le rendaient d'une extrême pudeur et son visage demeurait inexpressif et sévère quoi qu'il sentît. Il n'y avait que dans ses compositions qu'on découvrait la complexité et la délicatesse du monde qui était caché sous ce visage et derrière les gestes rares et rigides.
Chapitre III.
Ce qu'il y a de plus affreux, dans l'existence que mènent les femmes, c'est que nous aimons les hommes alors qu'ils nous désirent.
Les absentes sont toujours là. Les grandes absentes sont de jour en jour plus hautes et l'ombres qu'elles portent plus opaque.
Ne me parle pas de la mer, plonge.
Ne me parle pas de la montagne, gravis.
Ne me parle pas de ce livre, lis, avance plus loin encore ta tête dans l'abîme où ton âme se perd.
Le livre est un morceau de silence dans les mains du lecteur. Celui qui écrit se tait. Celui qui lit ne rompt pas le silence.
Monsieur de Sainte Colombe revint avec une bourse dont il dénouait le lacet. Il compta les louis qu'elle contenait, s'approcha, jeta la bourse aux pieds de Marin Marais et se retira. Marin Marais cria dans son dos en se remettant debout :
« Monsieur, vous pourriez rendre raison de ce que vous avez fait ! »
Monsieur de Sainte Colombe se retourna et dit avec calme :
« Monsieur, qu'est-ce qu'un instrument ? Un instrument n'est pas la musique. Vous avez là de quoi vous racheter un cheval de cirque pour pirouetter devant le roi. »
Madeleine pleurait dans sa manche en cherchant elle-même à se relever. Les sanglots faisaient frissonner son dos. Elle demeurait à genoux entre eux.
« Écoutez, Monsieur, les sanglots que la douleur arrache à ma fille : ils sont plus près de la musique que vos gammes. Quittez à jamais la place, Monsieur, vous êtes un très grand bateleur. Les assiettes volent au-dessus de votre tête et jamais vous ne perdez l'équilibre mais vous êtes un petit musicien. Vous êtes un musicien de la taille d'une prune ou bien d'un hanneton. Vous devriez jouer à Versailles, c'est-à-dire sur le Pont-Neuf, et on vous jetterait des pièces pour boire. »
Chapitre XIII.
« Vous connaissez la position du corps. Votre jeu ne manque pas de sentiment. Votre archet est léger et bondit. Votre main gauche saute comme un écureuil et se faufile comme une souris sur les cordes. Vos ornements sont ingénieux et parfois charmants. Mais je n'ai pas entendu de musique. »
Le jeune Marin Marais éprouvait des sentiments mêlés en entendant les conclusions de son maître : il était heureux d'être accepté et il bouillait de colère devant les réserves que Monsieur de Sainte Colombe mettait en avant les unes après les autres sans marquer plus d'émotion que s'il s'était agi d'indiquer au jardinier les boutures et les semences. Ce dernier continuait :
« Vous pourrez aider à danser les gens qui dansent. Vous pourrez accompagner les acteurs qui chantent sur la scène. Vous gagnerez votre vie. Vous vivrez entouré de musique mais vous en serez pas musicien.
Avez-vous un cœur pour sentir ? Avez-vous un cerveau pour penser ? Avez-vous idée de ce à quoi peuvent servir les sons quand il ne s'agit plus de danser ni de réjouir les oreilles du roi ?
Cependant votre voix brisée m'a ému. Je vous garde pour votre douleur, non pour votre art. »
Chapitre X.