J'ai commenté, il y a peu, une pièce de Racine, Iphigénie, pour laquelle j'écrivais à demis mots — même à trois quarts de mots —, que je la trouvais moyenne au goût, voire un peu en dessous. Je vous avoue avoir été un peu surprise de mon propre revirement vis-à-vis de Racine et de la tragédie du XVIIème pour laquelle il me semblait jusque là entretenir une certaine appétence. Voilà pourquoi j'ai ressenti le besoin d'enchaîner illico sur une autre tragédie XVIIème, histoire de vérifier si réellement mes goûts avaient changé ou si ça n'était imputable qu'à ladite Iphigénie.
Me voilà rassurée : j'aime encore la tragédie, j'aime encore ce français suranné (et pas Suréna, enfin je me comprends). Mais avant que d'en parler, permettez-moi préalablement, d'adresser un vrai remerciement, de faire le très grand éloge du tout petit livre que j'ai lu et que j'ai présentement sous les yeux.
Connaissez-vous cette admirable édition des Petits Classiques Bordas de 1968 ? Alors, c'est vrai, je vous le concède, la couverture est moche à souhait : elle représente une sorte de petit « b » pour Bordas, tronqué, dans les tons de rouge et de noir mal chevauchés ; à croire qu'on devait manquer de moyens, à l'époque, chez Bordas ou, non, plutôt, au lieu que de les investir dans le vernis, dans le clinquant, on les mettait plutôt dans le fond, dans le propos. À l'heure actuelle c'est tout l'inverse, c'est le triomphe de la superficialité, du « m'as-tu vu ? », du « ne réfléchis pas » ou si peu…
Il y est précisé que la pièce est présentée « avec une notice sur le théâtre au XVIIe siècle, une biographie chronologique de Corneille, une étude générale de son oeuvre, une analyse méthodique de la pièce, l'Examen de 1660, la Lettre de Balzac, des notes, des questions, des sujets de devoirs par Marcel BARRAL, agrégé de grammaire, maître assistant à la Faculté des Lettres et des sciences humaines de Montpellier ».
Bon. Okay, pourquoi pas ? Ça paraît peut-être un peu ronflant dit comme ça mais, dans les faits, tout ce qui est annoncé y est et très bien amené. Je dirais même après examen que la publicité n'est pas surfaite, bien au contraire. Je tourne la page et je lis les « Principes de la collection » (desdits Petits Classiques Bordas), je cite :
« Mettre à la disposition de tous les élèves — des petites classes jusqu'aux classes préparatoires aux Grandes Écoles —, ainsi que des étudiants, les documents dont ils auront besoin sur l'auteur et sur l'oeuvre à étudier. Présenter, dans les bandeaux placés en regard du texte, des thèmes de réflexion utilisables en classe, et propres à guider l'élève dans l'étude personnelle des pages non retenues pour l'analyse magistrale. Dans ces bandeaux et dans l'étude finale de l'oeuvre, multiplier les sujets de devoirs et les questions pouvant donner lieu à un exercice écrit ou oral. À côté des jugements prononcés par les écrivains et les critiques des siècles passés, placer l'opinion de nos grands auteurs contemporains et des critiques les plus écoutés de notre époque. »
Alors, oui, c'est vrai, je vous l'accorde, c'est peut-être un peu paternaliste comme programme mais d'un paternalisme que je qualifierais de « dans le bon sens du terme », dans le sens qui vise, à terme, à l'émancipation. N'est-ce pas là tout l'esprit et le programme des Lumières ? N'est-ce pas, par le questionnement, par la confrontation d'opinions contradictoires à propos d'une même oeuvre la formation d'un esprit critique, l'élévation et le positionnement de la sensibilité de l'élève par rapport à ces avis et à ces oeuvres dites « classiques », c'est-à-dire, je le rappelle, à l'origine celles qui étaient étudiées dans les « classes » (à présent on baptise tout « classique » sitôt que cela rencontre un certain succès ou que c'est un peu ancien) ? Quand je lis les présentations des éditions scolaires actuelles, les bras m'en tombent. Les élèves d'aujourd'hui ne sont pas plus bêtes, ce me semble, que ceux de 1968 ; seule la proportion de ceux qui poursuivent des études a changé.
Par exemple, à l'Acte III, Scène 2, l'édition nous propose une critique De Voltaire : « Pourquoi Cinna a-t-il à présent des remords ? S'est-il passé quelque chose de nouveau qui ait pu lui en donner ? » Et l'édition nous invite à y réfléchir : « Quelle réponse peut-on faire à cette critique ? » Elle ne donne pas de réponse, elle nous laisse en chercher une, elle nous laisse trouver chacun la nôtre, elle peut donner lieu à débat…
Car lire de la littérature, voyez-vous, ça n'est pas juste ni simplement un exercice rébarbatif qu'on impose aux ados, ça n'est pas juste telle figure, tel chiasme, tel sens de tel mot, telle note à la fin, au bac ou je ne sais quoi qui, de toute façon ne vaudra rien, c'est aussi, c'est avant tout, c'est surtout une possibilité mimétique, se mettre à la place de, qu'est-ce que j'aurais fait, moi, si j'avais été Cinna, comment est-ce que j'aurais réagi si l'on m'avait dit ça à moi, s'il s'était passé ça ? C'est ce que nous faisons chaque nuit dans nos rêves, c'est prendre des costumes fictifs pour apprendre à nous connaître nous-mêmes, à nous comporter vis-à-vis des autres, à envisager qu'il puisse y avoir d'autres façons de faire chez l'autre, d'autres façons de penser, de ressentir…
On croit s'attirer les ados en rendant tout ludique, sucré, flashy, faible en contenu, accessible, en Nutellaïsant la câpre et l'origan, en les maintenant en enfance quand eux ne souhaitent qu'être traités en adultes. On se trompe probablement car le ludique est déjà contenu dedans : le jeu. Que dit-on de l'acteur ? Qu'il joue. Connaissez-vous des classes d'ados où aucun ne souhaite se mettre en scène ? Ils adorent ça, au contraire, ils en raffolent et même si la timidité en retient beaucoup de s'exposer face aux autres, tous ou presque voudraient être, l'espace d'un instant, ou Cinna ou Auguste ou Émilie ou Livie. On s'en fout des notes, on s'en fout du bac, mais être Auguste ou Livie, avec l'armure, avec la belle robe, on s'en souvient toute sa vie et l'on se dit, un jour, un soir, qu'on vienne de la banlieue, qu'on vienne de la campagne, qu'on soit noir, blanc, ocre jaune, bleu foncé ou rouge tagada, fils de gueux ou fille de roi, peut-être très longtemps après : « Il a été grand, Auguste, sur ce coup-là… Tiens, moi aussi, microbe, je te pardonne. »
Par pitié, remettez-nous des éditions de cette qualité-là. On sait bien que tous ne la liront pas, mais ils ne liront pas plus la flashy basse densité que vous leur proposerez, tandis que ceux qui la liront, eux, en tireront un quelque chose de plus et qui est l'essence même de ce que devrait concourir à permettre l'enseignement : forger des individus libres, capables de juger par eux-mêmes des événements et des obstacles que leur opposera le monde, sans une quelconque tutelle, sans une éternelle prééminence de « papa » État qui décide tout pour moi, permis de ceci, permis de cela, interdit de ci, interdit de ça. C'est devenu tellement grotesque que quand une canicule se pointe, quand un arbre se casse la gueule dans l'espace public à cause d'une tempête, aussitôt tout le monde cherche un responsable et se tourne vers la mairie, vers l'État : « Eh dis, l'État, tu ne m'avais pas prévenu que le soleil ça chauffait et que le vent ça soufflait, s'agirait peut-être de me remettre ma teuteute et de me changer mon bavoir parce que là, quand même, y a de l'abus ! » Fin de la parenthèse. (Vous avez remarqué, je n'ai pas parlé de vaccin, cette fois.)
« Tiens, au lieu d'écrire des conneries, ma petite, prends ton vaccin, remets ta teuteute et dépêche-toi, sinon tu vas prendre froid.
— Oui, Papa, tout de suite, Papa, je termine vite fait ma critique et j'arrive. »
Bon, alors, vous avez compris, faut que j'accélère… Il y a une différence fondamentale, selon moi, entre Corneille et Racine, et elle réside dans le secret de la formule — comme entre Pfizer et Astra-Zeneca. Racine, c'est incroyablement homogène, c'est calibré, c'est minuté, ça arrive toujours à l'heure, mais, parfois, l'on s'y ennuie.
Corneille, c'est comme un bruit de ron-ron et tout à coup, Paf ! une fusée, et juste après, Pif ! une autre. le ron-ron reprend, et là, BLAAAM ! une explosion thermonucléaire, vous êtes un peu secouée, forcément, alors il vous remet un p'tit coup de ron-ron, et puis Pan ! il vous achève, d'un vers dans le cœur.
Corneille a le sens de l'aphorisme, le sens de la formule qui fait mouche, Racine pas spécialement. Dans Cinna, il y a même beaucoup plus que cela, car l'auteur y incorpore une dimension psychologique, l'évolution des personnages, ce que Racine avait totalement loupé avec Agamemnon, Achille et Iphigénie dans sa pièce homonyme. Ici, je ne vais pas aller jusqu'à dire que tout est admirable ou crédible, psychologiquement parlant, mais l'on sent tout de même un réel soucis d'authenticité, sauf à la fin du dernier acte.
Le personnage le plus bancal m'apparaît être Maxime, l'ami et complice de Cinna, dont la psychologie à géométrie variable n'est là, d'après moi, que pour soutenir l'intérêt dramatique de la pièce. Il en va de même de Cinna et d'Émilie à la toute fin, ce qui est un peu dommage, voire dommageable, car ce n'était pas trop le cas jusques ici et ce qui me gâche un peu la dernière impression, d'où cette appréciation d'ensemble à 3,5/5.
De quoi est-il question dans la tragédie ? Corneille s'appuie sur la relation que donne Montaigne dans ses Essais, au chapitre XXIII, du comportement d'Auguste en apprenant le détail d'une conjuration destinée à l'abattre. (Montaigne s'appuyait quant à lui sur un écrit de Sénèque, le livre I de de la clémence, au chapitre 9.)
Cinna, fils de Pompée et Émilie, fille du tuteur d'Auguste ont l'un et l'autre une bonne raison d'en vouloir à l'empereur suite au traitement que lui ou ses alliés ont infligé à leur père respectif. Toutefois, depuis lors, Auguste s'est montré magnanime avec les deux rejetons, il les comble d'honneurs et de droits spéciaux. Il n'importe, la belle Émilie ne décolère pas et ne trouvera la tranquillité que quand Auguste aura été rétréci d'une octave. Elle compte pour cela sur le poignard de Cinna ; elle s'offre même pour prix d'un si glorieux exploit et est toute prête à épouser l'impéricide (qu'elle aime et qui l'aime indépendamment de la petite besogne envisagée conjointement).
Voilà, voilà, Cinna sait ce qu'il lui reste à faire s'il espère consommer son hyménée. Pour cela, il a regroupé autour de lui une troupe de conjurés prêts à lui filer un coup de main au moment du coup de poignard. Maxime est le plus important d'entre eux.
Voilà, voilà, tout se prépare gentiment en coulisse, chacun affute son couteau, son tranchet, son herminette ; Émilie se réjouit par avance de pouvoir prochainement boulotter du boudin, mais… (oui, car il y un mais), mais, disais-je, coup de théâtre (n'ayez crainte, ça ne fait pas mal), Auguste convoque personnellement Maxime et Cinna. Les deux se disent que ça sent méchamment le roussi pour leur grade, que quelqu'un a dû les balancer et puis…
Et puis, non. Auguste les consulte, tout simplement, parce qu'il en a ras le citron de l'empire, du pouvoir et de ses tracas. Il est même bien prêt à rendre son tablier, à tirer sa révérence et à leur refiler le bébé, aux deux cocos. du coup, ça libère ipso facto Rome du tyran, du coup il n'y a plus vraiment de justification ni de libération possible à la lame du couteau. Que devient la conjuration ? Qu'en pense Maxime ? Qu'en pense Cinna ? Qu'en dira Émilie si méchoui il n'y a pas ?
Il est question de Rome et de liberté, bien sûr, du comportement du tyran face à l'adversité, mais il est surtout question du prix mis en jeu à la tombola du coup de couteau. Qu'en diront ces trois-là ? Ça, c'est ce que précisément je me refuse à vous dévoiler. Y aura-t-il d'autres personnages impliqués, qu'en dira le principal intéressé ? Quels sont les ressorts qui nous poussent à agir, à ne pas agir, à nous insurger ou à nous assagir, à envier ou à consentir, à essayer du neuf ou à sans cesse resservir les mêmes vaisselles éculées ?
Si ça ne tenait qu'à mon avis, je vous signerais sans broncher votre attestation vacCINNAle mais vous savez bien à présent ce que représente mon avis sans QR code, assurément pas grand-chose par les temps qui courent… Je sais juste que j'ai une réaction immunitaire un peu plus forte pour Racine que pour Corneille mais on n'arrive pas encore à mesurer ça très bien dans les résultats de prise de sang. Cependant, ayons foi en la science et en l'intelligence artificielle, ce sera sans doute pour bientôt… comme l'immunité collective.
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