Roger Frison-Roche

La montagne est vivante! On l'oublie trop facilement. Elle naît, elle vit, elle meurt!

L’amour de la montagne ne se discute pas.

Être riche, c'est posséder des choses qui ne servent à rien. Le superflu de la vie.

N'y va pas, Max, n'y va pas, je t'en conjure. Ne dépasse pas les Portes de l'Infini. Il y a, derrière, un pays d'où on ne revient jamais...
-Allons jusqu'aux Portes, Koni.

On ne devient pas alpiniste du jour au lendemain. Il faut même des années pour devenir chef de cordée.

Le montagnard est rêveur et parle peu. Mais à bon escient! Habitué depuis sa tendre enfance à vivre au rude contact des cimes, il a pris de celles-ci un peu de leur froideur. Froideur déguisée; car, comme tous les hommes de la nature, le montagnard est un grand romantique au coeur chaud, aux passions brûlantes!

À nouveau il sentit un irrésistible élan le porter vers ces sommets inconnus qu'il savait inhabités, et sa vérité, son avenir, lui apparurent. S'il revenait un jour en ce pays, c'est vers ces montagnes qu'il se dirigerait pour y vivre seul. Il murmurait le mot indien que les Slaves ne prononcent qu'avec un respect mêlé de crainte: "Nahanni, le pays sans hommes." Il lui faudrait ces solitudes.

C'est le triomphe surtout d'avoir les premiers au monde réussi cette chose énorme que mille efforts avaient préparée, que quelques dangers sans doute ont accompagnée : la première liaison radio avec le mont Blanc.

La vue que l'on découvre des glaciers est sauvage au-delà de toute expression.

Le grésil et la neige les cinglent en plein visage. Leurs moufles sont devenus durs comme de la glace, la toile des anoraks est raide et cassante. Ils ne sentent plus le froid et ça devient inquiétant.
Zian interroge brièvement :
"Froid ? Non... Le nez ? Le nez est brillant, tout va bien. Les mains ? Elle n'a pas quitté ses moufles, donc rien à craindre ? Ah ! Les pieds ! Sens tu tes pieds, Brigitte ? C'est important ! A peine ? ... Fait aller tes orteils dans tes chaussures... ça y est ? Ils bougent tous ? Bon ".

Tout ce versant de la montagne semble plongé dans l'ombre. Le soleil, dans sa course immuable, a tourné les contreforts de la forêt; alors qu'il éclaire crûment les glaciers et les Aiguilles, seuls quelques rayons tamisés, éparpillés comme une gerbe d'étincelles, parviennent dans cette conque humide et moussue où le lac des Gaillands épanche ses moirures d'huile. Les ramures des trembles friselisent dans le couchant, de tout le clinquant de leur vif-argent. Parfois, une truite bondit sur le calme de l'étang transparent, gobe une mouche et disparaît dans un remous; quelques cercles s'élargissent alors et vont se perdre en ondes minuscules sur la berge à pic où s'inclinent de hautes herbes. Une grenouille se détend et se plaque dans les gazons perlés.

Le jour pointait sur l'Aiguille Verte, et on distinguait déjà dans le fond de la vallée la faucille régulière du Col de Balme avec ses alpages veloutés. Une grande lueur venant de l'est montait dans le ciel, et des prés aux herbes hautes chargées de rosée, s'évaporait une odeur de miel et de pollen.

Le défilé avait commencé vers le milieu de la nuit; à intervalles réguliers, les troupeaux traversaient la ville et leurs clarines vibrantes réveillaient tout Chamonix. C'était un bruit de clochettes, scandé par le mouvement régulier des encolures entravées de cuir, joyeux comme un carillon de baptême, qui rythmait la marche lourde et puissante des vaches. Parfois, deux bêtes se querellaient, et les secousses endiablées qu'elles infligeaient à leurs clarines en sa battant, heurtaient la symphonie de l'ensemble. Des appels de bergers parlant haut et dur ajoutaient au tapage. La transhumance durerait ainsi pendant une nuit et un jour sans arrêt, mais personne ne se plaignait dans Chamonix, car chacun sait ici que la montée des troupeaux vers l'alpage signifie le retour de la belle saison.

Le nuage s'étale en profondeur sur la vallée, mais tout en haut, au-dessus des 3500 mètres, les cimes les plus élevées émergent comme des îlots sous la houle des nuées. L'océan des brumes vient battre les sommets comme un ressac, et les vagues s'effilochent sur le granit, découvrant un couloir vertigineux qui fuit vers les ténèbres.

De haut en bas, le couloir était strié de rouge et d'ocre et tout tapissé d'écorce fraîche et de lambeaux d'aubiers comme si le sang de tous ces arbres abattus dans la clairière suintait le long des flancs de la montagne et s'écoulait goutte à goutte à travers la forêt enneigée.

La neige vint cette année-là en novembre, et les bûcherons en profitèrent pour faire glisser dans la vallée, par les chables transformés en rises, les troncs ébranchés, écorcés et gluants de poix. Pour se réchauffer il allumaient de grands feux d'écorce et de débris, et les colonnettes de fumées montaient tout droit au-dessus des arbres, signalant leur présence à toute la vallée.

"Le haillon du mendiant est moins voyant que la tunique du roi." Ce proverbe arabe, je l'ai appris en palabrant avec les gens du peuple. J'en ferai ma devise.

Mais déjà l'aventure est en nous, et la passion bien humaine de découvrir tout seul ce qui se refuse à d'autres. S'il n' y avait pas cette part d'inconnu, de mystère, voire d'angoisse, nous ne la tenterions pas. Que ce soit en montagne, sur la mer, dans les airs, l'aventure c'est avant tout une confrontation avec soi-même; tous les autres mobiles sont secondaires. L'aventure, c'est la poésie de l'action.

La journée était magnifique, on pouvait discerner à l'infini vers le sud les Alpes se succédant en plan étagés; d'abord, toutes proches, les Alpes Valdostaines : Grivola -- ardua Grivola bella, -- le Grand Paradis, la cuvette glaciaire du Ruitor; les géants de la frontière franco-italienne avec la Sassière, la Ciamarella, -- pays du bouquetin, -- et plus loin vers le sud-ouest les Alpes de la Vanoise. Vers l'est, on prenait toutes les Alpes suisses en enfilade : le Vélan, au premier plan, écrasé par l'énorme masse du Grand-Combin; puis, très loin, le massif de Zermatt, avec le Cervin et son étrange nez de Zmutt, tout noir au-dessus des nuées, et les étendues glaciaires du Mont-Rose, aériennes, supra-terrestres, confondant l'ivoire de leurs neiges avec l'opale des brumes.

"Ne pas avoir le temps" est une phrase intraduisible en arabe, encore moins en tamahek. Au Sahara, on a toujours le temps, et les Touaregs étant partout chez eux ne conçoivent l'idée de durée qu'en fonction de l'eau et des pâturages.