Je rends compte ici de la version de La magicienne publiée aux éditions Philippe Picquier en 2004.
* La première nouvelle, « Les poupées » (20 p.), raconte un épisode de la vie d’une famille en cours de paupérisation, dans le Japon de la fin du XIXe siècle. Tout comme le Japon dans son ensemble, la famille est tiraillée entre la tendance moderniste radicale, incarnée par le fils et la tendance conservatrice, incarnée par la mère. Entre les deux pôles, le père tente d’assumer une position pragmatique, qui parviendrait à concilier les deux. Le récit est raconté par la fille cadette âgée de 15 ans. Le père a été obligé, pour pouvoir subvenir aux besoins de la famille, de vendre, à un Américain, un jeu complet de poupées traditionnelles, jusqu’alors transmises de génération en génération. Elles contiennent une forte charge symbolique et statutaire. La jeune fille y est très attachée et, si elle comprend bien les raisons de cette vente, n’en éprouve pas moins un besoin irrépressible de les revoir une dernière fois, désir auquel son père s’oppose, parce qu’à partir du moment où l’Américain, via les services d’un antiquaire, a versé la moitié de la somme convenue, ces poupées ne sont plus à eux. On assiste à des conflits très durs entre le frère, pour qui ces poupées ne sont qu’un vestige d’une époque révolue, et sa sœur qui fait de son mieux pour maîtriser son chagrin. La mère perd peu à peu la santé, l’appétit, le père fait ce qu’il peut pour la soigner en recourant à un médecin traditionnel visiblement dépassé. Tandis que la mère semble à l’article de la mort, les membres de la famille se rassemblent pour la sauver, même le fils. La dernière nuit avant le départ définitif des poupées, le père cède au désir de saille – et peut-être aussi du sien – : pendant que tout le monde dort, il ouvre toutes les boîtes et les expose pour que sa fille puisse les contempler une dernière fois.
* La deuxième nouvelle, « Un crime moderne » (16 p.), fait penser à la littérature occidentale de la fin du XIXe siècle, par les descriptions interminables des tourments qu’éprouvent les personnages, tiraillés entre le respect de leurs devoirs et les pulsions de leur âme. Un médecin, le docteur Kitabatake Giichiro, a écrit une lettre-testament à ses amis le vicomte Honda et son épouse, Kanroji Akiko, la cousine du docteur. Il leur avoue qu’il a toujours été amoureux d’Akiko, sans jamais oser le lui dire. Il aurait pu le faire, à la fin de son adolescence, mais il en a été empêché, parce que son père l’a envoyé faire ses étude de médecine en Angleterre. Là-bas, il n’a pas arrêté de penser à elle, sans jamais le lui écrire. Quand il est revenu au Japon, il a eu la mauvaise surprise de couvrir qu’Akiko était mariée. Il aurait voulu repartir aussitôt en Angleterre, mais son père l’a obligé de travailler avec lui dans sa clinique. Le jeune docteur Kitabatake Giichiro avait beau se noyer dans le travail, sa déception demeurait, chaque jour plus douloureuse. Faisant la connaissance du mari d’Akiko, il découvre une brute épaisse, qui maltraite sa femme et la trompe avec des prostituées. Le docteur Kitabatake décide alors de l’assassiner. Il profite d’un repas partagé, lors duquel le mari odieux se sent incommodé pour lui administrer un poison qui ne laisse pas de trace. Le médecin légiste n’y voir que du feu. Akiko est délivrée de ce mari violent et peut enfin rêver à une nouvelle vie. Kitabatake pense alors qu’il a toutes ses chances et fréquente sa cousine, en compagnie d’un de ses amis récents, le vicomte Honda. Las, ce dernier déclare sa flamme le premier et se marie avec Akiko. Kitabatake songe aussitôt à assassiner Honda, mais son intégrité l’en empêche. Il ne lui reste plus alors qu’une issue : se suicider. Ce qu’il fait, la lettre-testament ne parvenant au couple Honda qu’après sa mort.
*La troisième nouvelle s’intitule « La magicienne », et donne son titre au recueil. Longue de 63 pages, elle fait penser aux Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, ou à d’autres nouvelles fantastiques écrites à la fin du XIXe siècle en Europe ou aux États-Unis. On peut la résumer en disant qu’une magicienne, Shima, veut s’opposer au mariage entre une jeune fille, Toshi, dont elle prétend être la tante, et un jeune bourgeois, Shinzo, au service duquel elle a travaillé, jusqu’à ce qu’elle disparaisse subitement, au désespoir de Shinzo. Les deux jeunes gens sont authentiquement amoureux l’un de l’autre, mais Shima, qui est plus une sorcière malveillante qu’une gentille magicienne, utilise la jeune fille comme intermédiaire entre elle et les dieux qu’elle invoque, soit pour prévoir l’avenir, soit pour jeter un sort mortel à des personnes que lui désignent des clients. Ainsi, Shima ligote Toshi et la fait entrer en transe : les dieux parlent alors par sa voix, mais elle ne se souvient de rien à son réveil. Grâce à un ami de Shinzo, Tai, qui est client de la magicienne, tout va s’arranger après quelques rebondissements, où l’effroi succède à l’espoir, en passant par l’inquiétude face à des phénomènes étranges.
Si les descriptions des lieux et des pratiques magiques peuvent paraître caricaturales, tout comme celles des sentiments et des déchirements par lesquels passent les personnages, est-ce parce qu’Akutagawa a voulu parodier le genre ?
Deux interprétations, non exclusives l’une de l’autre, sont alors envisageables.
D’un côté, Akutagawa met en scène l’importance de pans entiers de la réalité que la rationalité instrumentale, d’origine occidentale, ne semble pas, au premier abord, pouvoir expliquer. Partant de ces zones troubles, inquiétantes, Akutagawa décrit la manière dont l’imagination populaire s’en empare et affabule, au risque de se perdre dans les marais de la superstition.
Justement, et c’est la seconde interprétation, complémentaire, Akutagawa dénonce la persistance de ces superstitions et en précise les effets calamiteux.
Autre aspect qui fait vraiment penser aux romans occidentaux du XIXe siècle, c’est le fait que le narrateur tient son récit d’un ami, ici Tai, un libraire supposé lui rendre régulièrement visite. C’est lui qui a été témoin des événements. Le récit est toujours issu d’un témoignage indirect, ce qui permet à l’auteur-narrateur de (prétendre) se ménager une prise de distance : il ne dit pas « voilà ce qui a eu lieu », mais « voilà ce qu’un ami m’a raconté ». Libre au lecteur de prendre le récit au pied de la lettre ou de le prendre pour un conte.
* La quatrième nouvelle, « Automne » (20 p.), est sans doute la plus élaborée, la plus aboutie, à la fois d’une grande subtilité et particulièrement touchante. Le texte, tout en nuances, donne à voir la diversité des sentiments par lesquels passe un jeune femme – Nobuko – vis-à-vis de l’homme qu’elle aime – Shunkichi, son cousin – ; de son mari – qui n’a pas de nom – ; de sa jeune sœur – Teruko – ; et, tout compte fait, d’elle-même.
Au moment où commence ce court récit, Nobuko est étudiante en littérature, tandis que sa sœur cadette est encore lycéenne. Nobuko envisagerait bien une carrière littéraire, tout comme son cousin Shunkichi, lui aussi étudiant en littérature. Tous les deux sont très proches, ils partagent les mêmes sujets d’intérêt, visitent avec passion les musées, s’enthousiasment au théâtre, ce sont des intellectuels en herbe, heureux. Cependant, le bel avenir de Nobuko est entravé par deux ombres, deux menaces : en tant qu’aînée, elle se doit de penser à sa mère, malade et seule, ainsi qu’à sa sœur cadette, Teruko. Se sacrifiant, Nobuko, qui a compris que Teruko est aussi amoureuse de Shunkichi, et qu’une carrière d’écrivaine est peu rémunératrice, surtout pour une femme, décide de se marier avec un jeune cadre dynamique, sorti d’une école de commerce, sans culture, sans conversation, mais au métier rémunérateur. Cela l’oblige à déménager à Osaka – elle vivait jusque-là à Tokyo. Elle encourage sa sœur à épouser Shunkichi. La suite est une sorte de lente plongée dans l’autodestruction, dont rend compte la deuxième partie de la nouvelle. L’on y voit, d’abord, l’ennui qui progressivement saisit Nobuko, réduite à l’état de femme au foyer et qui tente de reprendre la plume, ce qui finit par contrarier son mari et provoquer des mini-scènes entre eux. L’on y voit surtout une rencontre entre Nobuko – montée à Tokyo pour suivre son mari en voyage d’affaires – et Shunkichi, dans la maison du couple qu’il forme avec Teruko. Ils ne parviennent pas à aborder les questions qui les hantent, ils tournent autour du pot et, quand rentre Teruko – très contente de revoir sa sœur, mais consciente de ce qu’elle doit à Nobuko –, le même mur invisible les sépare. Nobuko, jalouse du bonheur de sa sœur, ne fait qu’évoquer de façon allusive, indirecte, mais claire pour sa sœur, le fait qu’elle n'est pas heureuse. Alors, d’un côté, la sœur heureuse en mariage se met à pleurer et la sœur malheureuse la console. Les sentiments se sont alors brusquement et sans doute provisoirement inversés : Teruko semble jalouse de sa sœur, mais jalouse de quoi ? Jalouse qu’elle soit malheureuse suite à son sacrifice ? Jalouse que Nobuko soit l’auteure de son bonheur ? La dernière scène est révélatrice de ce que Nobuko va vivre dorénavant, sans retour possible : se dirigeant vers la gare en pousse-pousse, elle aperçoit Shunkichi qui rentre à la maison. Il ne l’a voit pas, car elle est cachée par la capote du véhicule. Elle se demande si elle va lui faire signe et demander au conducteur de s’arrêter, mais n’en fait rien, leurs routes se séparent, sans doute définitivement.
* À l’arrière-fond des drames individuels que vivent les personnages, tiraillés entre respect des normes sociales et aspirations individuelles, Akutagawa rend compte du contraste existant entre la modernisation accélérée du Japon, ou en tout cas de la région de Tokyo – tramway, téléphone, poteaux télégraphiques, bière, glaces, vêtements occidentaux, etc. –, et la persistance d’un certain Japon traditionnel – pousse-pousse, kimonos, quartiers moyenâgeux, croyances superstitieuses, normes sociales conservatrices. Les deux tendances cohabitent, s’entremêlent, leur compétition indécise engendrant une succession de tragédies et d’espoirs, à l’image des sociétés occidentales mutilées par l’industrialisation accélérée et l’urbanisation sauvage.
En prolongeant l’interprétation, on peut voir dans les scènes et situations que dépeint Akutagawa, notamment par l’inquiétude qu’elles laissent planer, la préfiguration des futures guerres de colonisation que les élites japonaises mèneront, emportés par la démesure de leurs ambitions dans la concurrence qui les oppose aux empires européens et américains, eux-mêmes en pleine expansion.
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