"L'Homme de Londres", Georges Simenon, aux éditions le libre de poche
Mila Boursier, libraire à La Grande Ourse à Dieppe, nous parle du roman "L'homme de Londres" de Georges Simenon.
Dans ce polar, l'auteur ne nous parle pas de Maigret, mais d'un homme qui prend une mauvaise décision un soir à Dieppe. de fil en aiguille, le lecteur parcourt les rues de la ville dans une haletante chasse à l'homme.
Un entretien mené à Dieppe, à la librairie La Grande Ourse.
Vidéo réalisée par Paris Normandie.
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Qu’on le veuille ou non, nous vivons tous avec une mémoire ancestrale qui date au moins de Cro-Magnon.
(Conversation avec Claude Chabrol, 1969)
Maigret regarda à travers les vitres. Il ne pleuvait plus, mais les rues étaient pleines de boue noire et le vent continuait à souffler avec violence. Le ciel était d'un gris livide.
Des gens revenaient de la messe. Presque tous avaient Le Phare de Brest à la main. Et tous les visages se tournaient vers l'hôtel de l'Amiral tandis que maints passants pressaient le pas.
Il y avait certes quelque chose de mort dans la ville. Mais n'en était-il pas ainsi tous les dimanches matin? La sonnerie du téléphone résonna à nouveau. On entendit Emma qui répondait :
"Je ne sais pas, monsieur... Je ne suis pas au courant... Voulez-vous que j'appelle le commissaire?... Allô!... Allô!... On a coupé...
- Qu'est-ce que c'est? grogna Maigret.
— Je ne connais pas l’opinion de Pijpekamp, qui est un inspecteur très estimé. Ce que je sais, c'est qu’il est préférable pour tout le monde d'annoncer ce soir que l'assassin du professeur est un matelot étranger et que les recherches continueront... Pour tout le monde ! Pour Mme Popinga ! Pour sa famille ! Pour son père, entre autres, qui est un intellectuel notoire ! Pour Beetje et pour M. Liewens... Mais surtout pour l'exemple !... Pour les gens de toutes les petites maisons de la ville qui regardent ce qui se passe dans les grandes maisons de l’Amsterdiep et qui sont prêts à faire la même chose... Vous, vous voulez la vérité pour la vérité, pour la gloriole de démêler une affaire difficile...
La robe de chambre de Maigret ne descendait que jusqu'aux genoux, découvrait de forts mollets velus.
Le letton, lui, mince et pâle, avec ses cheveux blonds, ses chevilles de femme, avait, dans ce costume, une élégance de clown.
Pietr buvait son troisième apéritif couleur d'opale, dont le policier reniflait le relent anisé.
Par le fait d'un mouvement de l'employé du gaz, les deux hommes se trouvèrent coude à coude, à se toucher.
Maigret avait deux têtes de plus que son compagnon. Tous deux faisaient face à un miroir et c'est dans son eau grise qu'ils se regardaient.
Combien de milliers et de milliers de petits verres avait-il bu chez lui ? Hein ?… S’il fallait compter… À dix… À vingt par jour… Et ceux qu’il offrait... Car il avait la tournée facile… Pas par bonté… Pas par générosité... Parce qu’il était un homme, parce qu’il était Émile et qu’Émile était capable de payer à boire à n’importe qui…
De chaque côté de la porte il y avait une borne de pierre et le commissaire s'assit sur l'une d'elle, sans lâcher le béret, ni sa pipe éteinte.
Devant lui il n'y avait qu'un énorme tas de fumier, puis une haie trouée par endroits et, au delà, des champs où il ne poussait encore rien, la colline aux traînées noires et blanches sur laquelle semblait peser de tout son poids un nuage dont le centre était tout noir.
D'un bord jaillissait un rayon de soleil oblique, qui mettait des étincelles sur le fumier.
Il respirait si fort qu'on voyait vibrer les poils rêches des moustaches. Il ne regardait rien. Il avait eu toutes les peines du monde à dire :
" Entrez ! "
Et il sentait de tout près l'odeur de la servante, la même odeur que, dans les tribunes de Bois-Colombes, il ne faisait que deviner au passage de la bise. C'était une odeur chaude où il y avait des fadeurs de poudre de riz, la pointe plus aiguë d'un parfum, mais surtout son odeur à elle, l'odeur de sa chair, de ses muqueuses, de sa transpiration.
Elle respirait fort elle aussi. Elle reniflait, faisait des yeux le tour du logement, et trouvait enfin M. Hire près de la porte qu'il venait de refermer.
Elle ne savait plus que dire. D'abord, elle essaya de sourire, pensa même à lui tendre la main, mais c'était impossible de tendre la main à un homme aussi immobile, aussi lointain.
Il ne devait jamais s’attendrir sur Albert. Il se contentait de l’observer, d’un œil froid. C’était son fils sans être son fils. Le gamin l’appelait parrain. On lui avait expliqué que son père était mort. Peut-être Terlinck pensait-il que, si un jour Albert se montrait digne de lui…
Il n’en prenait pas le chemin…De tous les milieux où il vivait, il ne prenait que le mauvais.
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Du dehors, on ne voyait que la lumière de huit hublots ainsi que le fanal blanc accroché au mât. A moins de dix mètres se profilait l'arrière trapu d'une péniche et à gauche, sur la rive, un gros tas de charbon.
C'était peut-être une illusion. Mais Maigret avait l'impression que la pluie redoublait, que le ciel était plus noir et plus bas qu'il ne l'avait jamais vu.
Il marcha vers le "Café de la marine" où les voix se turent tout d'un coup à son arrivée. Tous les mariniers étaient là, en cercle autour du poêle de fonte. L'éclusier était accoudé au comptoir, près de la fille de la maison, une grande fille rousse en sabots.
Sur la toile cirée des tables trainaient des litres de vin, des verres sans pied, des flaques.