Citations de Thomas Gunzig (336)
- C'était marrant, finit-elle par dire.
Je compris que "marrant " était pour elle un mot fourre-tout qui pouvait lui servir pour traduire toute une série de sensations pour lesquelles il lui manquait des ensembles entiers du lexique francophone.
Alice serra les poings, elle serra les dents, elle serra le ventre, elle serra tout ce qu'il est possible de serrer, elle eut très envie de de frapper Séverine en plein dans son joli visage de quadragénaire, de lui ravager en une seconde les effets délicats des crèmes de luxe et le résultat des injections de botox. Cette montée de violence lui coupa presque la respiration.
C'est très étrange les enfants : un jour ce sont des enfants qui vous aiment et qui vous embrassent. Et puis, un autre jour, ce sont des adultes qu'on ne comprend pas. (p. 238)
Aussi mal à l'aise que sa soeur, il s'avança vers moi, hésitant, en me tendant la main.
- Salut, dit-il.
- Salut, dis-je (sa main était chaude, humide, presque collante, je me demandai un instant si, en l'appelant, son père n'avait pas interrompu une branlette).
Elle est nue, allongée sur le ventre, je regarde sa peau noire et, sur sa peau noire les longues cicatrices que lui ont laissées les tourments de son enfance. Et, sous sa peau noire, la pulsation souple de sa musculature et sous ses nattes noires, sous le cuir de son crâne à l'horizon de sa conscience, tous les nuages sombres chargés de la mauvaise pluie de ses souvenirs. Ma main va et vient sur son dos, sa peau est faite d'or et de soie. Je me penche vers elle, je pose mes lèvres à la naissance de sa nuque, je sens son odeur sucrée où se mêlent en un étrange bouillon celles de la mangue mûre, de la banane cuite, de la poussière de la piste, de l'humus de la forêt, des larmes de joie et des larmes du malheur et aussi, évidemment, l'odeur de la poudre à canon.
Je venais d’un coin du monde où la brutalité semblait avoir, depuis longtemps, pris le pas sur la civilisation. Et là, au cœur de la civilisation, je découvrais qu’une brutalité insidieuse, une violence sourde, aussi puissante que sournoise, irriguait de ses eaux toxiques tout un réseau souterrain. Cette violence, je l’avais déjà devinée quelques heures plus tôt, perfide, rampant subrepticement dans les classes et entre les élèves. Je l’avais perçue, aussi secrète que puissante, aussi maléfique que bien réelle, courant comme une rivière invisible sur le carrelage de l’école, se glissant de proche en proche entre les chaises, entre les bancs, s’infiltrant dans les esprits des uns et des autres, fabriquant tantôt ses bourreaux et tantôt ses victimes.
Le masque de la psychologue se fissura et dévoila le visage d’une femme perdue dans les faux-semblants de sa vie, terrorisée à l’idée de n’être finalement qu’elle-même, c’est-à-dire comme tout le monde : un paquet de chair fragile additionné à un peu de conscience floue destinée à souffrir beaucoup, à aimer un peu et puis à disparaitre, forcément.
Le plaisir de la normalité, c’est une des portes préférées du fascisme.
Aujourd'hui, tous les crétins qui achetaient des pizzas surgelées ou qui allaient chez Pizza Hut, et qui croyaient avaler une pizza Casa di Mama Quattro Formaggi cuite sur pierre, à la "saveur authentique", se tapaient en réalité une bonne quantité de ce fromage "analogue", une pâte sans âme qui avait avec les vaches autant de rapport qu'un planeur en avait avec les rhinocéros.
Jean-Jean était né sous la lumière un peu crue de l'éclairage néon d'une maternité sans nom jouxtant les quais de chargement autoroutiers d'une grande centrale d'achat. Sa vie allait être, au début du moins, relativement pareille à celle des autres enfants de son âge ; il avait grandi avec ses parents dans les cinquante mètres carrés d'un appartement qu'un architecte était parvenu à diviser en une cuisine semi-équipée, une salle à manger, un living, une salle de bains avec toilettes, deux chambres et une terrasse juste assez large pour y déposer les sacs-poubelles lorsqu'ils étaient pleins. Durant les trois premières années de sa vie, il passa de longues journées dans une crèche surchauffée qui sentait le chou dès 7 heures du matin, l'urine dès 1 heure de l'après-midi et l'eau de Javel le reste du temps.
En grandissant, les personnalités de Blanc, de Gris, de Brun et de Noir s'affirmèrent, à la fois différentes et complémentaires, aussi redoutables qu'une arme binaire, à la seule différence qu'ils étaient quatre.
Un sommeil de blessé de guerre, un sommeil aussi profond qu'une faille sous-marine, un sommeil comme une télé en panne, sans le moindre son et sans la moindre image.
La lumière était celle d'un verre de lait sale.
...sa peau aussi douce que du coton génétiquement modifié et tissé avec soin dans une usine du Kérala.
- Quand j'avais ton âge, le monde était bien différent. Les enfants ne travaillaient pas, les usines et les compagnies comme celles de Farben ne dirigeaient pas tout...
- Qu'est-ce qui s'est passé alors?
- Personne ne sait exactement. Je crois que ça doit être lié au pouvoir de l'argent. Les gouvernements faisaient de plus en plus de compromis avec les grosses sociétés, on leur accordait de plus en plus de droits, les gens en avaient de moins en moins. Et puis les gouvernements ont fini par disparaître et par être remplacés par des conseils d'actionnaires.
" Mondialisation " on appelait ça. Au début, on trouvait ça formidable, on croyait que ça apporterait la paix et la prospérité et, au lieu de ça, regarde où ça nous a menés. Des enfants qui travaillent douze heures par jour. La misère...
- Ca peut peut-être encore changer, fit Polo.
- C'est bien, petit, garde l'espoir. Ca, au moins, c'est gratuit. p.44
Fred le migraineux, Kristine l'intello, Paul la brute révolutionnaire et Pierre le clone souffreteux. Une bande de héros pour dénoncer les horreurs de la répression capitaliste et, si possible, l'existence d'un grand complot mondial…
Depuis, plus rien n'avait changé. Alexandre se fichait de cette chambre, il ne la considérait pas comme la sienne, cette maison n'était pas sa maison, cette île n'était pas son île, sa mémoire était le seul endroit où il voulait vivre.
La douleur, la proximité de la mort avaient donné à ses idées la clarté du cristal, une joie brûlante embrasait son esprit, l'extase avait pris la place du désespoir.
Voler ne lui posait aucun problème moral. Elle voulait qu’Achille ait ses fruits et ses légumes et sa viande. Elle ne voulait pas qu’il souffre de carences dans les « nutriments essentiels »
cette colère traduisait un sentiment d'impuissance face au cours de sa vie, cette colère naissait comme une fleur ténébreuse sur des amertumes si lointaines qu'elles avaient perdu leur objet mais pas leur force, cette colère s'épanouissait sur une quantité de reproches qui avaient sédimenté dans son esprit pendant des années, cette colère se renforçait sur le fait clair et terrifiant qu'il n'aimait pas l'homme qu'il était devenu et sur l'idée, plus terrifiante encore, qu'il n'était pas certain qu'il puisse en devenir un autre.