En 1959, la famille Clutter du Kansas a été décimée de sang-froid par deux cambrioleurs. Le roman de cette affaire criminelle, édité en 1965 et devenu un classique, est un des plus grands succès de la littérature américaine avec près de huit millions d'exemplaires vendus. Il est l'œuvre de Truman Capote qui a eu accès aux documents des enquêteurs (Kansas Investigation Bureau) et aux déclarations des témoins, y compris des assassins avec lesquels il se lia.
Romancier ou journaliste ? Pendant la lecture (parmi mes plus captivantes des dernières années), on se persuade qu'il s'agit d'une reconstitution minutieuse car jamais ne s'éprouve le sentiment de s'écarter de l'analyse crédible ni d'une psychologie pénétrante. On verra en fin de billet qu'il y a aujourd'hui quelques raisons de remettre cela en question. Dépassant l'aspect reportage par une narration rythmée comme un roman, Capote s'autorise quelques moments inspirés qui s'élèvent nettement au-dessus du mauvais lyrisme journalistique, sans effets dramatiques ni descriptions scabreuses.
Il s'est écoulé un bon mois entre la découverte des quatre corps - le père égorgé puis achevé au fusil de chasse comme son épouse et leurs grands enfants, Nancy et Kenyon - et l'arrestation des deux suspects, Richard Hickock et Perry Smith. Le premier est cupide et voleur ; il n'hésite pas à donner un coup de volant pour écraser un chien ; il suppose à tort l'existence d'un coffre chez les riches fermiers Clutter. Son comparse Perry, un peu artiste, doué même, laisse entrevoir une personnalité très déséquilibrée. C'est lui qui aurait commis seul les meurtres si on s'en refère aux déclarations de Hickock lors du procès. Ma conviction est que le carnage résulte surtout d'un défi entre les deux bandits. Smith ressentait de lourds sentiments de dévalorisation qu'il compensait par des actes démesurés. Il reprochait à Hickock de ne pas aller jusqu'au bout de ses paroles, de ne pas avoir de "cojones". Perry Smith a-t-il voulu s'affirmer aux yeux de son complice face aux victimes ligotées ? Ou, comme il l'a prétendu, a-t-il voulu prendre en charge le meurtre des deux femmes, qu'il attribue à Hickock, pour ménager la maman de celui-ci, présente au procès ?
[...]. Les paragraphes masqués ici (trop révélateurs du récit) sont visibles sur mon blog (adresse ci-dessous)[...].
Des documents découverts récemment par le fils d'un des enquêteurs principaux (Harold Nye) indiqueraient que Alvin Dewey, directeur de l'enquête, ami de Capote, aurait tergiversé avant d'accorder crédit aux déclarations décisives d'un détenu qui connaissait les intentions de l'un des tueurs, Hickock, à la suite de confidences en prison. Ceci aurait peu d'importance si la réaction molle du policier ne laissait soupçonner que les deux criminels pourraient avoir commis un autre meurtre durant ce sursis de liberté (celui de la famille Walker, similaire à celui des Clutter, dont on n'a toujours pas déterminé les auteurs[1]). Les facilités accordées par Dewey à l'écrivain pour suivre l'enquête de près, y compris les visites aux détenus en prison et l'accès au journal de Nancy Clutter, laissent supposer que ce dernier a embelli l'image du policier dans son roman, passant sous silence son manque de réactivité face au témoignage clé du détenu. On apprend aussi que l'auteur aurait favorisé auprès des studios d'Hollywood l'engagement de l'épouse de Duwey, pour une somme faramineuse, dans la production du film In cold blood tiré du roman. Mon opinion est que ceci n'enlève pas grand-chose à la valeur du récit proposé par Capote, car sans les facilités accordées par les autorités, policières ou autres, ce roman magistral n'existerait pas.
On sait que la lente descente vers les abîmes de Truman Capote à partir de 1966 est certainement liée aux liens qu'il a entretenus avec le prisonnier Pery Smith. Ils ont beaucoup conversé en tête à tête et il en est sorti épuisé au point de vivre l'exécution du condamné comme une délivrance. Le roman a dû coûter une grande énergie. Il est long, débute par la mise en scène des victimes et des tueurs quelques jours avant les événements, cite une multitude de confessions écrites et orales, se termine sur la pendaison des condamnés et leur derniers moments. C'est sobre, fouillé, complet. Le pire coexiste en l'humanité : poignant, inquiétant mais il est grand d'en faire un tel récit.
[1] En 2012, les corps de Hickock et Smith ont été exhumés afin de comparer leur ADN à des traces retrouvées sur les lieux du meurtre de la famille Walker. Ces examens rendus complexes par la dégradation des ADN n'ont pas permis de déterminer une culpabilité, mais à ce jour les deux hommes sont considérés comme des suspects plausibles. A l'époque des faits, le détecteur de mensonges, encore imparfait, les avait innocentés, comme il est raconté dans le roman.
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