Citations de Valentine Goby (1043)
Ce qu'ils font à ce corps il s'en fout, il pèse le poids d'un noyau de pêche, vingt et un grammes maximum, ce que pèse l'âme selon les calculs de Duncan MacDougall, médecin américain.
p80
"[...] être utile ça maintient en vie."
- Donc, tu es différente, dit Léna, mais pas handicapée ?
- Handicapé ça veut dire qu'il te manque quelque chose. Je trouve qu'il ne me manque rien. Et on dit pas handicapé, en fait. On dit : en situation de handicap.
- C'est pareil.
- Pas vraiment. Je sais pas comment expliquer... Ce n'est pas la "personne" qui est handicapée. C'est le corps "dans certaines situations". Par exemple moi à l'escalade. Mais des fois, vous êtes vous-mêmes en situation de handicap. Devant des baguettes chinoises, tiens, pour Aurélien.
Le froid saisit le garçon à la descente du train. Détoure son corps osseux, les saillances enfouies sous ses vêtements trop larges, l’arête du nez, les phalanges au bout des mitaines. Il se fige sur le quai, sa valise à la main, enveloppé de son souffle. Il perçoit exactement ses contours, la mince frontière qui le sépare du dehors à la jonction de la peau tiède et de la gangue d’air glacial. La sensation est si aiguë qu’il se figure sa silhouette dissociée du décor, pareille aux personnages découpés d’un théâtre d’ombres. Mais déjà ses formes se dissolvent. La neige lui monte aux chevilles, s’agrippe en gros flocons à son bonnet, son pantalon et son manteau de laine, s’amoncelle sur sa valise, ses chaussures, s’applique à l’absorber comme elle gomme toute chose.
(Incipit)
Laissez-vous faire dit la directrice. La vie est dure avec vous, vous n’y êtes pour rien, avec moi elle est douce et je n’y suis pour rien non plus. La seule chose possible, c’est confier la malchance à la chance, compter sur la contagion vertueuse, vous comprenez.Ça plaît à Mathilde ces mots-là, contagion vertueuse. La chance aujourd'hui c'est moi, je peux vous aider.
La mémoire est une somme d'images vivantes et de fenêtres murées.
L'herbe chatoie de reflets bleutés, des pluies accablantes la ravivent tous les deux ou trois jours.
Hormis la merde, l’urine, le pus, le corps s’économise : il stocke le sang. Lisette n’a pas ses règles, Georgette n’a pas ses règles, ni aucune des Françaises du Block. Ni les Polonaises, ni les Tchèques, les anciennes le disent, au bout d’un moment personne n’a plus ses règles au camp : la muqueuse est sèche. Tout le sang va aux fonctions vitales, artères, veinules, veines irriguant le cœur, chaque goutte utile. Les femmes n’ont plus de sexe, à seize ans, comme à soixante. (page 62)
Mais je ne suis pas handicapée. Je suis différente. On est tous différents, les cheveux, les yeux, la taille, la voix, disons que je suis un peu plus différente.
"[...] il faut des historiens, pour rendre compte des événements ; des témoins imparfaits, qui déclinent l'expérience singulière ; des romanciers, pour inventer ce qui a disparu à jamais : l'instant présent."
Davantage de prisonnières fuient devant l’avancée des Soviétiques, davantage meurent à cause du froid. Les femmes arrivent à Ravensbrück à pied, exténuées, crachant du sang. Des centaines sont tombées en route, allongées dans la neige, achevées d’une balle dans la nuque. Il y a même des Juives. (pages 150-151)
Ce n’est pas le réel qui m’intéresse, c’est la vérité.
[Festival Littératures Européennes Cognac, le 20/11/14]
Cha-mo-nix. Il connaissait ce mot, chamonixe, il se répétait distinctement les syllabes comme on piétine l’argile, un talon après l’autre, pour faire monter à la surface des cailloux enfouis, cha-mo-nixe-cha-mo-nixe-cha-mo-nixe jusqu’à ce que du fond de sa mémoire jaillisse l’image des petites brioches bombées fourrées de pulpe d’orange, glacées d’une pellicule de sucre qu’il grattait de l’ongle, il y a longtemps, quand on pouvait acheter des gâteaux Chamonix : il en projetait la vision sur le quai enneigé, couchées sous papier translucide dans une boîte en carton L’Alsacienne, et un mirage de biscuit se délitait sur sa langue, et le sucre imaginaire agaçait ses gencives.
L'audace, c'est ce qui fait un artiste !
Un Noir de Gold Coast, le docteur Aggrey, affirme : "Instruisez un garçon, vous aurez éduqué un homme ; élevez une fille, vous aurez civilisé une famille."
Mila pose sa gamelle. Elle dit :
— J'ai faim, c'est pas une vie.
Et Teresa rigole :
— Ah oui ? C'est quoi la vie ? C'est où ?
— C'est dehors, dit Mila. C'est acheter du pain à la boulangerie, vendre des partitions de musique, embrasser ton père et ton frère le matin, repasser une robe, aller danser avec Lisette, faire du riz au lait...
Teresa se marre.
— Tu n'y es pas ! Être vivant, elle dit, c'est se lever, se nourrir, se laver, laver sa gamelle, c'est faire les gestes qui préservent, et puis pleurer l'absence, la coudre à sa propre existence. Me parle pas de boulangerie, de robe, de baisers, de musique ! Vivre c'est ne pas devancer la mort, à Ravensbrück comme ailleurs. Ne pas mourir avant la mort, se tenir debout dans l'intervalle mince entre le jour et la nuit, et personne ne sait quand elle viendra. Le travail d'humain est le même partout, à Paris, à Cracovie, à Tombouctou, depuis la nuit des temps, et jusqu'à Ravensbrück. Il n'y a pas de différence.
Faire la stèle dans l’aube mauve, sur la place tapissée de fleurs de givre. Se forger des genoux, des chevilles, des muscles lapidaires. Une vessie lapidaire, tenir, le périnée contracté à mort. Fixer quelque chose, un point stable pour pétrifier le corps. Au hasard une femme en face, de l’autre côté de la lagerplatz, ou plutôt, la tâche de son visage. S’y river. Longtemps. Lutter pour ne pas cligner des yeux mais céder tout de même, et tressaillir quand ils découvrent les jambes de la femme, la chair manquante dans le gras du mollet dégagé par la robe courte. Comprendre que la femme est un ancien lapin, cobaye inoculé de streptocoques ou de gangrène, muscles tranchés, creusés, greffés de muscles d’un autre corps de prisonnière, le processus d’infection observable à l’œil nu pour le médecin du camp, à même la plaie laissée béante dans le mollet, la cuisse, le ventre, ont dit les Françaises. Faire la stèle quand même.
Dans les livres elle cherche des lieux pour elle. Pour se défaire, pour se trouver, fenêtres et miroirs. Elle casse le dos, corne les pages, trace des accolades, noircit de mots les marges, souligne au stylo-bille pour qu’il deviennent ses livres, singuliers, pas prêtables, qu’ils soient elle, elle y tient plus que tout. elle y note des dates, ses devoirs, les références d’un disque, un numéro de téléphone, constelle les pages de garde de petits signes tout droit issus du rêve, étoiles, spirales, sinuosités, lignes de chiffre, mots surgis de la torpeur d’un cours ou d’un trajet de bus, empreintes qui situent sa lecture dans le temps, l’espace, et réécrivent le livre à leur manière. p 128
Elle se demande de quoi elle accouchera vu sa minceur : un bébé chat ? Une salamandre ? Un petit singe ? Comment savoir si ce qui vient est un vrai enfant ou un produit de Ravensbrück, une masse pas regardable couverte de pus, de plaies d’œdème, une chose sans gras ? Elle n’ose pas en parler à Georgette, moins encore à Térésa : elle n’éprouve nul amour, nul désir, seule l’idée d’un espace dérobé à la vue des SS l’émeut un peu. Comment naît la tendresse ? Pendant la grossesse ? Avant l’accouchement ? Est-ce que la vue de l’enfant la déclenche ? Y a-t-il une évidence de l’amour maternel ou est-ce une invention patiente, une volonté ? p 105
Le vert de Vincent lui saute au visage. Il a toujours associé les lettres de l'alphabet à des couleurs, il n’avait pas été surpris le jour où l’institutrice lui avait fait lire en classe les Voyelles de Rimbaud. Il se représentait l'alphabet comme une ligne continue dont chaque lettre saillait en couleur singulière. La semaine comme une boucle de matière plissée variant du rouge sombre au vert, blanc, rose, rouge vif, gris clair et gris foncé. L'année comme une courbe descendante de janvier à décembre, formée de petits rectangles de couleurs plus clairs les premiers mois, plus lumineux l'été, verts dès l'automne, presque bruns au début de décembre. Les chiffres montaient en pente douce du rouge au noir de l à 10 puis tombaient dans un gris de plus en plus dense jusqu’à 100, grimpaient dans des nuances de métal au-delà de 1000 et se perdaient dans le noir. Le phénomène était visuel, les chiffres, les lettres dansaient séparément devant ses yeux, V rouge, A blanc, D jaune, I rouge, M noir.