Citations de Valérie Toranian (128)
L'entreprise d'extermination totale passe par la déshumanisation des victimes : faites-en des animaux, hagards, prêts à tout pour survivre ; ils oublieront qu'ils ont été des hommes et des femmes, ils perdront leur éducation, leurs valeurs, leur solidarité. Une fois qu'ils auront déserté l'espèce humaine, il n'y aura plus d'obstacle moral à les tuer tous. Vous ne vous attaquerez pas au genre humain. Vous ferez disparaître des bêtes rampantes.
La télévision est un personnage important de mon enfance pour la simple raison qu'elle était interdite par mon père.
Humiliée par cette mesure répressive qui me mettait au ban de la société, je vécus l'arrivée de ma grand-mère dans l'appartement du dessus, flanquée de son énorme poste Indésit, comme le débarquement des Alliés en Normandie.
L'entreprise d'extermination totale passe par la déshumanisation des victimes : faites-en des animaux, hagards, prêts à tout pour survivre ; ils oublieront qu'ils ont été des hommes et des femmes, ils perdront leur éducation, leurs valeurs, leur solidarité. Une fois qu'ils auront déserté l'espèce humaine, il n'y aura plus d'obstacles moral à les tuer tous. Vous ne vous attaquerez pas au genre humain. Vous ferez disparaître des bêtes rampantes.
Au sommet de cet art, le maître incontesté du genre, Victor Hugo, et son chef-d'œuvre, Les Misérables, qui devient le livre de ma vie. J'ai dû dévorer une centaine de fois la version simplifiée qui paraît dans la Bibliothèque verte en deux tomes. Je connais par cœur le dialogue de la rencontre entre Cosette et Jean Valjean, lorsqu'il soulève son seau. Fantine, qui vend ses dents, ses cheveux, puis tout son corps pour payer les Thénardier, le saint évêque de Digne, qui donne ses chandeliers en argent au forçat devant les gendarmes stupéfaits, Gavroche, qui tombe par terre, c'est la faute à Voltaire, Valjean, qui s'évade du bagne de Toulon à la nage jusqu'au cap Brun, Fauchelevent, ressuscité d'entre les morts et de dessous sa charrette par la force herculéenne de M. Madeleine : je les aime tous passionnément.
Peut-être que la première femme qui a aperçu la clairière et le point d'eau s'est approchée avec son tout-petit, dans un ultime réflexe de survie, pour recueillir du liquide trouble dans ses mains et le faire glisser dans la bouche de l'enfant. Peut-être que l'idée lui est venue à ce moment-là. Elle n'avait plus de lait à son sein, plus rien à manger, et monter dans la montagne pendant des jours avec un petit agonisant dans les bras était impossible. Quitte à l'abandonner, autant le faire près d'un point d'eau, parce qu'on imagine naïvement que ses chances de survie seront meilleures.
Je lis beaucoup, très vite et tout ce qui me tombe sur la main. La lecture ne comble pas ma solitude, elle me bouleverse. J'accède à l'immense famille humaine.
La lecture ne comble pas ma solitude, elle me bouleverse. J'accède à l'immense famille humaine. Je suis aux premières loges du théâtre de la vie, peuplé de figures grandioses, mesquines, drôles, haïssables. Je découvre, soulagée, que nous partageons tous les mêmes défauts inavouables et honteux. Je ne suis plus la seule à être envieuse, menteuse, jalouse, hypocrite, chapardeuse. Nous sommes une armée !
« On tente de faire passer la
laïcité et le féminisme pour
des concepts occidentaux,
racistes, néocolonialistes.
Alors que c’est l’inverse : c’est
lorsqu’on assigne une identité
qu’on fait du racisme. »
Lorsqu'on n'a plus rien, on est seulement riche de sa respectabilité et de son honneur.
Le fait que les Turcs refusent jusqu'à aujourd'hui de reconnaître le génocide des Arméniens rend fou. Ce serait comme dire aux descendants des Juifs dans une Europe où les nazis auraient gagné la guerre : il ne s'est rien passé... (p195)
Pour neutraliser les Arméniens, le pouvoir a commencé par arrêter toutes les têtes pensantes. On les accuse d'être à la solde des Russes. De détenir des armes. S'ils ne les rendent pas sous vingt-quatre heures, ils sont arrêtés. La peur de finir dans les cachots turcs est telle que certains qui ne possèdent pas d'armes en achètent pour les rendre et prouver ainsi leur bonne volonté et leur docilité. Évidemment, ils sont les premiers arrêtés. Et tous ceux qui n'ont rien restitué aussi. Il n'y a pas de choix gagnant.
Je voudrais être juive parce que c'est comme être arménien avec la reconnaissance en plus
Je voudrais être juive parce qu'on parle du génocide des Juifs dans les livres, dans les films et dans les débats des Dossiers de l'écran sur Antenne 2, et que c'est rassurant d'être une victime reconnue.
Ces Américains veulent recueillir ton enfant. Ils pensent que tu souhaites leur confier car tu es dans la détresse. J'ai dit qu'il ne fallait pas dramatiser. Vous êtes en déplacement vers vos nouveaux lieux de vie. Le voyage est un peu pénible, mais que voulez-vous, c'est la guerre, ajoute-t-il en direction du couple en écartant les bras en signe d'impuissance. Notre gouvernement est très sensible à la question des réfugiés...
Tu parles, pense Aravni, révoltée. Espèce de monstre.
L'optimiste regarde la rose et ne veut pas voir les épines...
Le déni de l'Histoire est un nœud coulant qui empêche tout Arménien, non de vivre, mais de respirer normalement (p196)
Le camp des bouclés ne m'appelle pas Valérie mais Astrig, mon deuxième prénom, qui signifie en arménien petite étoile. Puisqu'il faut briller, je me lance. L'objectif est de séduire mon père, figure sévère et crainte. J'occupe le terrain comique, j'invente des personnages, des langages, je suis en représentation permanente.
Je voudrais être juive parce que c'est comme être arménien avec la reconnaissance en plus.
« Elle n'a pas d'âge, pense Aravni, comme tant de femmes qui ont échoué ici après les massacres. Elles sont vieilles avant d'avoir été jeunes, elles flottent dans leur vie comme dans des vêtements trop grands, chaque jour est un cadeau empoisonné, un piège à souvenirs ; même la fièvre de Marseille, tour de Babel pleine à craquer d'exilés, de voyageurs, d'escrocs et d'aventuriers de toutes les couleurs, ne réussit pas à les distraire de la maladie de leur âme trop pleine du vide de ceux qui manquent.
Aravni baisse la tête et fixe le bas de sa robe crasseuse. Elle entend les voix échauffées des hommes qui marchent vers leur charrette. Sa vie peut basculer dans les secondes qui viennent. Pour calmer son coeur affolé, elle se récite pour la millième fois les recommandations de sa marraine.
Tu ne les regardes jamais.
Tu prends un air abruti, tu dois ressembler à un animal.
Tu coupes tes cheveux et te sourcils, tu te mets de la terre sur la figure.
Tu te griffes le visage, avec la vermine qui pullule dans le convoi, tes plaies vont s'infecter.
Si tu pisses sur toi, c'est mieux. Il faut que tu pues.
Arrête de pleurer, çà les excite.
Laisse moi parler s'ils s'approchent de toi.
Depuis qu'elles n'ont plus d'argent pour soudoyer les gardes, elles sont beaucoup plus vulnérables.
Je suis arménienne, je suis issue de la même souche à malheurs que ma grand-mère et notre style, c'est de souffrir en silence. Chez nous, la joie est éphémère et le bonheur suspect. Rigolez, mes amies, ricanez, faites-vous les dents et les griffes. On a le cuir dur, on en a connu d'autres. On porte des jupes moches, on n'a pas de jean, on mange des tire-bouchons et il ne nous arrive que des choses dramatiques.