Citations de Véronique Olmi (1467)
Quelque chose en elle venait de se réveiller, qu'elle n'avait plus ressenti depuis son adolescence. Une envie de vivre si violente qu'elle en avait mal au coeur.
Le procès-verbal a été long à rédiger. Aussi long que le rapport anthropométrique. On ne lui a pas seulement mesuré la taille, mais la tête aussi, et le pied gauche, le médium gauche, le front, le nez, l’oreille droite, la coudée, on a soulevé ses lèvres, ses narines, tiré ses cheveux, ses oreilles, décrit son visage, ses sourcils, son iris gauche, la forme de son crâne, de son front, de ses hanches, de ses fesses, on l’a pris en photo, de face, de profil, on l’a pesé, palpé, ausculté, interrogé, regardé marcher normalement puis sur la pointe des pieds, doucement puis plus vite, et tous les mots et tous les chiffres qui s’inscrivaient sur le registre semblaient parfaitement se correspondre, les mesures de son visage, de son dos, l’écart entre ses sourcils, la forme de son nez, tout disait son jeune âge, ses carences, son vice. Son hérédité.
Il a appris qu'à sa construction ,il y a presque cent ans,Mettray était un modèle de pédagogie et de réinsertion que l'on venait admirer de tous les pays, pour reproduire ensuite les méthodes éducatives si nouvelles et si exemplaires. Il a appris que le manque d'argent entraîne la chute de toutes les institutions, que la pauvreté s'adresse toujours aux mêmes, et il fait partie des plus miséreux. Il a désappris à lire,à écrire, à compter. (p.155)
Avec des mots inconnus, dont il comprend cependant qu’ils font partie de la zone scandaleuse de l’existence, il apprend qu’elle est morte à l’hôpital des suites d’un avortement, un mot qui ressemble à « vomi », à « ment », à tout ce qui dégoûte.
Elle sent Binah contre elle, épuisée et sage, qui a posé sa tête contre son épaule et lui dit : "j'aime ta petite chanson". Elle ne comprend pas la phrase, elle comprend le sentiment. Et c'est comme ça que dorénavant elle avancera dans la vie. Reliée aux autres par l'intuition, ce qui émane d'eux elle le sentira par la voix, le pas, le regard, un geste parfois.
Depuis quelques années, avec le premier choc pétrolier et la montée du chômage, l’image d’un bonheur prospère et d’une satiété éternelle se fissurait lentement.
(page 227)
Elle se découvre une force de têtue, acharnée, cette envie de vivre qu'on appelle l'instinct de survie. Il y aura toujours en elle deux personnes : une à la merci de la violence des hommes, et l'autre, étrangement préservée, qui refusera ce sort. Sa vie mérite autre chose. Elle le sait.
Elle aurait voulu ajouter que lorsqu’elle est heureuse, elle sent qu’elle le sera toujours. Mais elle s’est embrouillée et a seulement dit : « Quand on est malheureux il faut faire une chose et c’est tout. Il faut faire confiance »
Bakhita se bouche les oreilles. Parfois, la connaissance du monde est une grande fatigue. […] Elle voit la peur d’où surgit la colère, et le désespoir d’où surgit la haine. Elle reçoit tout cela, sans pouvoir le nommer. Le spectacle de l’humanité. Cette bataille qui les déchire tous.
Il aimait Marie plus que tout, elle était sa seule raison de vivre, la dernière à le voir comme celui qu'il aurait aimé être. Il se raccrochait à elle comme un enfant à une icône, une sainte un peu miraculeuse, il craignait de la perdre et d'être désaimé d'elle comme on craint de se perdre dans un pays hostile.
Il rentra chez lui.
Il fit un café, parce qu'on fait toujours un café quand tout est perdu, il est des gestes qui sauvent par leur banalité, des gestes qui ressemblent à la vie, quand la vie fout le camp.
Lors de ces week-ends entre amis, à force d'être une personne conciliante et gentille, toujours surgissait en elle à un moment ou un autre l'envie de s'éclipser. Ne plus parler. Ne plus écouter. Ne plus comprendre
Cette petite fille avait hérité d'un couple de parents de plus en plus mal assortis, d'une mère qui se livrait peu et construisait son indépendance comme s'il s'agissait non pas d'une émancipation mais d'un combat un peu forcé.
Sa mère devait être grande, les pommettes hautes, le front large et les yeux noirs, avec cette lueur bleue comme une étoile plantée au milieu. Comme elle. Elle sentait le mil grillé, le sucre amer de la sueur, et le lait. Elle sentait ce qu'elle donnait.
Joseph partage avec elle les patates mal cuites, le mauvais vin, le tabac roulé, les nuits sans sommeil, il écoute les palabres sans fin, il apprend les vies des autres qui se lient à la sienne, il redevient un Parisien, et il est un « prolétaire », ce mot nouveau qui dit « taire » mais qui se gueule pourtant.
Ce matin-là, ma grand-mère a regardé Suzanne comme si c'était pas le moment pour elle de passer rue Rossini. Aussi, malgré mes présentations hurlées avec gêne, elle a fait celle qui n'entendait rien, voyait mal, et devait urgemment poster sa lettre avant la levée du soir. Il était 11 heures du matin. Même à notre rythme proche du surplace, on avait de la marge. Mais rien à faire, Suzanne ne rentrait pas dans le champ de vision de Babouchka, qui après un demi-coup d'œil s'est détournée en pensant sûrement que mes amies me ressemblaient : Suzanne n'avait pas l'air d'une petite fille qui aurait survécu à la Révolution. Après une bise et un "peut-être à une autre fois alors dis donc tu as vu ce soleil je file à la plage", Suzanne nous a quittée avec soulagement. Sans connaître ma grand-mère elle avait dû sentir le dédain criant de la noblesse russe pour la fille du chef de gare qui est cocu.
Alors ça n’en finira jamais, pensait Sabine, nous serons toujours soumises aux hommes d’une façon ou d’une autre, nous serons toujours cette marchandise espérant qu’on l’achète, les noces ou la misère, ce troc auquel aujourd’hui encore on se prête, désirant le mariage et le plus tôt possible avant notre date de péremption, et d’ailleurs quelle est-elle ? Vingt ans ? Vingt-cinq ? Trente ?
Ce pays est beau. Cette terre de ses ancêtres, ce ciel du Soudan, sont beaux. Et elle se demande pourquoi le monde est si beau. À qui on le doit. La laideur des hommes, elle la connaît. La violence qui vient de leur terrible colère. Mais la beauté, d'où vient-elle ? La nuit se tient au-dessus des hommes, libre et immortelle. Et cette nuit lui parle.
Sait-on jamais où s'en vont les gens qui dorment ?
Vacillante et d’une force plus qu’humaine. Incandescente. Inclassable. Intelligente et retenue.