Citations de Willa Cather (219)
Elle se rendit compte qu’il y avait un très grand nombre de trains qui fonçaient vers l’est et vers l’ouest ce soir-là sur la face du continent, et que tous transportaient de jeunes personnes déterminées à obtenir quelque chose. Mais la différence était qu’elle, elle allait
les obtenir pour de bon ! C’était tout. Que les gens essaient de l’en empêcher ! Elle contempla d’un œil sombre les rangées de corps sans énergie affalés dans leurs fauteuils. Qu’ils essaient, rien qu’une fois, pour voir ! Avec le désir qui montait d’une part enfouie d’elle-même, un désir exalté, dénué de tout égoïsme, Thea sentait aussi une intraitable effronterie, une détermination absolue à suivre son chemin. Car, oui, il est des moments dans la vie où cette arrogance farouche et obstinée refuse de céder le moindre pouce de terrain même après que l’autre sentiment, plus noble, a été balayé, réduit en poussière.
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Elle alla à l'ascenseur de ce pas énergique, invaincu, avec lequel elle traversait toujours la salle à manger, mouvant avec hardiesse un corps sur lequel elle n'avait plus un contrôle absolu.
Qu'était-ce, après tout, que "la ville d'où on était", à part l'endroit où l'on avait connu ses déceptions et appris à vivre avec ?
Haine personnelle et affection familiale ne sont pas incompatibles ; il est fréquent qu'elles s'épanouissent et se fortifient ensemble.
Dans les petites villes, les existences se déroulent tellement près les unes des autres ; amours et haines planent alentour, leurs ailes se touchent presque. Sur les trottoirs où chacun va et vient, vous ne pouvez faire autrement, pour peu que vous sortiez de chez vous, que de passer à quelques centimètres de l'homme qui vous a trompée et trahie, ou de la femme que vous désirez plus que tout au monde. Le jupon de sa robe vous caresse les jambes. Vous lui dites bonjour et poursuivez votre chemin. Il s'en est fallu de peu. Dans le vaste monde, il est bien rare que le coup passe si près.
Rien n'a vraiment d'importance que de vivre.
[...]
Les succès sont les ornements de la vie, ils passent en second. Parfois les gens nous déçoivent, et parfois nous nous décevons nous-mêmes ; mais ce qu'il faut, c'est continuer à vivre coûte que coûte.
Une jolie maison avec un jardin dans une petite ville, avec assez d'argent pour ne pas avoir à s'en soucier, une famille - c'est ça la plus belle vie.
En ville, il y avait toute la place qu'on voulait pour se sentir seule, et personne ne s'en apercevait, songea-t-elle. Et si vous brûliez, les autres faisaient de même ; vous ne vous consumiez pas toute seule à l'orée de la prairie.
La vie de certaines gens se ressent de ce qui arrive à leur personne ou à leurs biens : mais pour d'autres, le destin est ce qui survient dans leurs sentiments et leurs pensées - cela et rien d'autre.
Parfois les gens nous déçoivent, et parfois nous nous décevons nous-mêmes ; mais ce qu'il faut, c est continuer à vivre coûte que coûte
Voilà donc la route qu'Antonia et moi avions suivie la première nuit, après être descendus du train à Black Hawk, la route qui nous avait emportés, blottis dans la paille, enfants étonnés qu'on emmenait vers l'inconnu. Il me suffisait de fermer les yeux pour entendre le roulement sourd des voitures dans les ténèbres et pour être saisi par cette impression d'étrangeté, qui effaçait toutes les autres. Ce que j'avais ressenti cette nuit-là, il me semblait que j'aurais pu le toucher en étendant la main. C'était comme une réalité très proche; j'avais le sentiment de rentrer en moi-même, de me retrouver, de découvrir que l'expérience de l'homme se réduit à un bien petit cercle. Pour Antonia et pour moi, cette route avait été celle du destin; elle nous avait conduits à ces premiers accidents de la fortune qui devaient déterminer tout ce que nous serions fatalement par la suite. Je comprenais maintenant que la même route allait nous réunir de nouveau. Peu importait désormais ce que nous avions laissé échapper : nous possédions en commun notre passé -- le précieux, l'incommunicable passé.
Je m'assis et contemplai les meules de foin, qui prenaient une teinte rose dans la lumière oblique du soleil.
Au-dessus de ma tête, le ciel était d'un bleu ineffable, le bleu de l'automne -- éclatant, sans ombre, dur comme de l'émail.
Antonia était une source inépuisable de vie, telle la mère de la race, à l'aube des âges primitifs.
Antonia n'était plus une ravissante jeune fille, mais une femme marquée par les épreuves de la vie; pourtant, elle possédait encore ce quelque chose qui allume l'imagination; elle pouvait encore arrêter un instant votre souffle, d'un regard ou d'un geste qui révélait mystérieusement le sens profond des choses les plus ordinaires. Il lui suffisait de se dresser dans un verger, de poser la main sur un jeune pommier, pour vous faire sentir combien il était bon de planter, de soigner les arbres, de recueillir enfin les fruits. Tout ce qu'il y avait de fort dans son cœur se manifestait dans ce corps, infatigablement mis au service d'émotions généreuses.
Antonia avait toujours eu le pouvoir de laisser dans l'esprit des images qui ne s'effaçaient pas, des images qui devenaient au contraire, plus intenses avec le temps.
Les fruits pendaient aux branches, aussi serrés que les perles d'un collier; un léger glacis argenté couvrait leur peau rouge violacé.
Le verger était comme une coupe pleine de soleil et nous respirions l'odeur des pommes mûres sur les arbres.
Le soleil d'après-midi se déversait sur nous à travers les feuilles de vigne recroquevillées par la chaleur.
La paix régnait dans le verger, qu'entourait une triple barrière : la clôture de fils de fer; puis la haie de robiniers épineux; enfin la haie de mûriers, qui arrêtaient les vents brûlants de l'été et retenaient en place la couverture de neige pendant l'hiver.