Citations de Yann Queffélec (604)
Mon père. Il n'est pas si grand que je croyais. Il se tasse avec les années, sa démarche est moins assurée. Il y voit moins bien, j'en ai peur. Je regarde s'amenuiser sous les platanes l'homme de ma vie. Qu'Est-ce qui m'empêche de lui courir après ? On se dit ces choses-là, on les imagine, mais dès qu'on veut les mettre en pratique, passer au concret, il n'est plus temps. D'ailleurs il a disparu. Quel âge il a , papa ?Quel âge peut avoir un homme comme ça ? (p. 201)
Il était au-dessus de mes forces d'aller dire à papa: maman m'a parlé, cette nuit, elle te trouve un peu tristounet, depuis quelque temps. C'est beau la mer, mais il n'y a pas que la mer, papa. La femme aussi, c'est beau. (p. 233)
Je ne savais pas que papa disait des mots d'amour à maman. Les mêmes que ceux des brochures et romans -photos. C'est fou , ce qu'il lui dit. J'en suis gêné, presque malheureux, pas loin d'en vouloir à maman d'écouter ça.(p. 100)
Je crois savoir qui est papa. Un marcheur, même quand il est assis, quand il dort. Où qu'il aille, il élargit le cercle de l'horizon autour de ses pas. (p. 66)
Je suis un Henri Queffelec miniature, prêt à lui voler son mètre quatre-vingt-trois comme j'ai déjà volé son stylo, ses chaussettes, à parler des langues disparues, à jouer du piano, toujours en quête du pas suivant, du mot suivant, avec des personnages à mes trousses. Tu peux tempêter, papa, me brûler au feu de tes yeux bleus, un jour je deviendrai toi: toi et personne d'autre, et surtout pas moi. (p.61)
Il avait placé tout son cœur dans un mois d'août qui s'effilochait de jour en jour sans qu'un signe n'arrivât plus des Buissonnets. La réalité semblait courir à son rythme, il entendait en lui battre des mots qu'il s'interdisait d'écouter :on l'abandonnait. Dans ses mains caleuses il contemplait cette évidence : on l'abandonnait. Dans ses yeux, il voyait sa mère absente, il fuyait les miroirs, il fuyait sa mémoire, et vaincu fuyait ce dont il était sûr depuis sa naissance : on l'abandonnait.
Papa ronflait, personne ne pouvait fermer l'oeil. Il avait un zoo furieux dans les fosses nasales. Il hoquetait, ricanait, lamentait, miaulait, grognait, chocotait, grisollait au ras des pâquerettes, puis soudain remontait. En chandelles au gré d'un barissement furax qui me collait au plafond. Armé d'un polochon, la haine à la bouche, j'accourais à travers l'appartement et, tandis que le vent se ruait hors de ses narines, je lui tapais sur la tête avec des ahans de bûcheron et il se la fermait, nom de Dieu, il se la bouclait, ses hyènes, ses cacatoès, ses macaques, ses alouettes, toute sa faune.
- C'est pourquoi j'ai cueilli pour nous deux orchidées, deux fleurs de Taïwan, deux bébés du bonheur, deux planchers pelviens, deux paires de muscles coccypubiens.
- C'est quoi ces conneries?...
- Deux colibris de passages à Paris, deux oiseaux de feu, deux symboles, deux éponges urétrales, deux éponges tout courts, en fait...
- Arrête ça, tu les sors d'où?
Il sourit à travers la fumée.
- Il faut les cajoler bille en tête, elles retournent au pays dès ce soir.
- Elles s'appellent?
- Avril et Fion.
Fion? ... Je ne peux pas le croire.
Il sourcilla.
- C'est la mieux pourtant. Fion est un prénom taïwanais qui signifie Trésor de Miel.
De près, penché sur l'intérieur, on surplombait la bécane aux décibels - cage dorée, cage où ces messieurs Beckstein, facteurs d'instruments à Vienne, avaient leur monogramme en relief moulé dans un alliage cuivreux, cage où la force immobile de l'harmonie fournissait plusieurs tonnes de traction pour enfanter un nombre d'or, le la3 qui mettait d'accord l'instrument et la voix, fixé à 440 hz en 1939, quelques jours avant qu'Hitler, rompant les accords de Munich, mette la main sur l'ensemble du territoire tchécoslovaque.
Des gestes ont lieu sans nous à certains moments où, devançant l'intention, la main tue, caresse, dérobe ou trahit.
J'ai une question à te poser, papa. Elle se mit à parler très vite, d'une voix hachée. "Qu'est-ce que t'aurais fait si j'avais pas été normale à la naissance, une vraie débile, tu vois, qu'on ne peut pas guérir, hein ? Qu'est-ce que t'aurais fait ?
- J'en sais rien, moi. C'est une question délicate."
Elle respirait toujours aussi vite. "Sois pas si délicat, papa. Si j'avais pas été normale t'aurait fait quoi ?"
Il faillit lui dire de parler moins fort et bredouilla qu'il n'avait aucune idée, là, comme ça, sur un sujet pareil.
"Eh bien sache-le, papa, je ne suis pas normale. Et plus tu te barres, moins je suis normale. J'ai comme un grain."
Tu te rends compte que tu couches avec la fille d'un flic, toi qui n'as pas de papelards, pas de boulot, rien qu'une petite gueule d'Arabe en fuite et de dealer minable, toi que me refiles tes saloperies de cachets depuis un an pour que je reste avec toi sous ta cité pourrie ?
Le 2 avril 1973, Michel Duval épousait civilement Ioura Sabatier,vingt ans ,la fille d'un ami.Il était conscient de perpétrer un forfait.De baguer une petite vierge expiatoire qui ne savait rien de lui ou ne voulait rien entendre.Quand d'une voix ferme elle eut répondu oui,quand les dé furent jetés il se retourna.On se bousculait sous les hauts lustres du salon d'honneur,tout Nice applaudissait mais,au premier rang,une chaise était vide.Quelle maman viendrait à la noce de sa fille unique et préférée avec un homme qu'elle croyait pendu?
Nous voyagions en seconde classe, étant fauchés.
Nuits d'été silencieuses et blanches, nuits folles où s’enchevêtraient les sorts, nuits courbes et nues, nuits fendues. Depuis la mort de sa mouette il vivait sur la lancée du même instant qui s'étirait à n'en plus finir et Maï avait changé.
La voix de Mamina l'obséda plusieurs mois. Elle habitait son sommeil, il n'osait plus fermer les yeux, plus dormir. Il suppliait Mamina de ne pas apparaître, il se croyait fou, se pinçait.
Encore une île et Toni saurait. Encore une île et Clochy rendait son âme aux diables. Encore une île et Mamina guérissait, les salamoks retourneraient en enfer: fini les esprits méchants qui tourmentent les vieillards et mordent au cou les enfants endormis.
La communauté internationale est une blague, mes amis, un faux nez, un monstrueux faux nez. C'est l'Amérique, et l'Amérique c'est peut-être New York mais c'est aussi Guantanamo, une école de torture hors la loi. C'est l'obésité pour tous, les gosses qui reniflent la colle, l'inflation à deux décimale et la miche de gruau à trois dollars, c'est chômage et pénurie de carburant, petits épargnants ruinés, terroristes à croissant vert dans les rangs des unités d'élite, système bancaire en capilotade, c'est God bless you à gogo, je n'oublie pas les étudiants à canon scié défouraillant sur les campus, c'est ça la communauté internationale, une vitrine, et dans la vitrine Oncle Sam se déguise en statue de la Liberté pour tous, et la liberté c'est le good american way se faufilant avec l'agilité du sable à Prague, à Paris, à Budapest, à Lomé, à Mourmansk, à Yaoundé, à Londres, à Nouakchott, partout... Il n'y a plus d'Europe depuis Hiroshima, une victoire à la Pyrrhus qui fait baver les avaleurs de McDo.
On dit chez nous que… tout fagot trouve son lien, mais pour un fagot pareil je n’en suis pas sûre.
- Pour appeler qui?
- Anaïs.
- Qui c'est Anaïs? Un mec?
- Un pissenlit.