Citations de Yves Viollier (162)
Un camarade de baraque constata :
- c'est curieux : pas un seul homme n'est resté ici depuis le début du chantier de la u. Il faut être né dans ce pays de marais. Un homme ordinaire ne peut pas dormir tranquille avec la menace de la mer au dessus de sa tête.
Elle se redressa en furie et lui jeta la terrine et le sang à la figure, lui éclatant le menton par la même occasion.
- Tu apprendras à tuer proprement, bon à rien:
Tous les parents vivent tous les jours de pareilles angoisses, pour leurs enfants qui devaient rentrer à dix heures, et qui ne sont pas encore là alors que minuit sonne, pour une poussée de fièvre mauvaise, pour le manque d'appétit d'un des convives autour de la table, mais quand l'amoncellement de nuées est tombé, soucis, chagrin, tout est définitivement oublié ou plutôt on s'en sert pour rire (...)
Les presque soixante-dix ans de vie ordinaire de notre ami peuvent-ils racheter en partie les crimes de sa jeunesse? On nous objectera que ses victimes, qui n’ont pas eu la chance d’atteindre son âge, ne sont pas là pour nous répondre.
Anne me reproche mon angélisme. Il n'est pas question d'oublier, voire de pardonner ses atrocités, il est permis pourtant de s'interroger sur le rachat.
Leur couple plaisait. Elle, de la chair, des seins, des fesses, du crin fauve, de la voix, lui, petit, nerveux, la force noueuse, le rire, un tourbillon. Mais certains gestes, certaines réflexions que nous n'avons pas saisies alors me laissent penser qu'il avait confié à Maïalen ou qu'elle avait deviné au moins une part de son secret.
On est au milieu de nulle part. Ils n’entendent plus le ronronnement du moteur de tracteur sur le plateau qui les accompagnait au départ. Et ils arrivent à un beau dégagement parmi les arbres qui forme plate-forme en surplomb de l’eau. Des fourches de bois où fixer des cannes à pêche sont enfoncées dans la terre piétinée. Ce doit être là, c’est là, le coup de Marcellin.
Les reins d’Aline ne filtraient plus. Des œdèmes lui ont couturé le corps et taché la peau. Le surcroît de sucre lui avait brûlé le cœur. « Mon petit cœur... » disait-elle, et on ne savait si elle parlait du sien ou de Marcellin. Elle ne l’avait jamais appelé comme ça devant tout le monde aux Genêts. Elle n’a pas résisté longtemps.
Elle avait soixante-trois ans, l’âge de Marcellin. Ils se sont tout de suite attachés l’un à l’autre. Elle avait été aide maternelle, un grave diabète la minait. Elle avait fait toute sa carrière dans des communautés de religieuses qui l’avaient éloignée des hommes. S’est-elle intéressée à Marcellin, au début, par pitié ?
Il s’agit bien d’apprendre, dès maintenant, le métier d’hommes du culte. Nous rivalisons d’inventions à ce sujet. Nous traçons en tête de nos copies, on nous l’a fortement suggéré, une petite croix avec l’invocation « Jésus, Marie, Joseph » ou une intention de prière. Je le fais aussi.
J’aime leurs mains chaudes. Le chemin est trop étroit pour marcher de front. Je ne sais pas si je parle beaucoup. Ma mère me demande ce que je mange. Elle trouve que j’ai maigri et, peut-être, un peu grandi. Mon père attrape les branches d’un cormier et cueille les fruits mûrs. Ma sœur sort de son sac du fil à scoubidou qu’elle glisse dans ma poche. Je ne suis pas sûr qu’il soit autorisé au séminaire.
Une bonne bête était une bête bien plantée, solide sur ses appuis, avec du mufle, les muscles attachés. L’oncle était plus grand que mon père, les cheveux drus et bas sur le front étroit, le nez cabossé, paraît-il, par un coup de tête de l’un de ses animaux. Le taureau Newton, mille six cent cinquante kilos, était la gloire de son élevage. La photo de l’animal trônait jusque sur la cheminée de la cuisine.
Elle a été ma première femme. Je ne suis pas revenu chez elle et ne l’ai pas revue mais, un matin, le facteur a sonné avec un colis pour moi réexpédié par mes parents. Je n’ai pas reconnu l’écriture de l’adresse un peu tremblée. Il n’y avait pas de nom d’expéditeur. Le cœur m’a sauté lorsque j’ai fini de détacher le ruban adhésif du papier d’emballage mal ficelé.
J’ai aimé son odeur miellée, plus agréable que l’affreux tabac gris ou noir de mon père et de mon grand-père. Elle a fumé encore d’autres fois. Elle pointait toujours le doigt accusateur vers moi. Je crois qu’elle s’accordait plus souvent qu’elle ne le disait ces sortes de récréations. Mais je frottais les mains sur mes genoux en riant, réjoui de mon influence sur elle.
Les filles gardaient leurs chemises qui ne cachaient rien, ou presque. Les grands arbres allongeaient leur ombre tout autour de l’étang, des vergnes, des saules, des chênes. Au milieu de l’eau, il y avait, il y a encore, l’île, qu’on appelait la mottine, une motte de terre avec à son sommet le beau parasol d’un vieux chêne.
On n’élève pas des poules pour les donner au renard. Les poules parlent avec nous. Leurs voix s’élèvent chaque fois que nous sortons. Elles nous appellent, nous interrogent. Les beaux esprits moquent les imbéciles et critiquent leur « cervelle d’oiseau ». Si je m’isolais sur une île, j’emporterais le Guide Peterson des oiseaux. Chaque automne je guette au-dessus de nous la migration des grues.
Même le coq, parfois, pas toujours, participe à cette pédagogie, quoique la poule s’en méfie, les emportements du père, ses mouvements brusques envoient rouler les petits dans l’herbe.Mais nous ne pouvons pas multiplier les naissances. Réguler s’impose et le violon, malgré nous. Il nous a semblé, d’ailleurs, que la population de renards dans les talus de la gîte de châtaigniers augmentait à proportion du poulailler.
Il est beau, il le sait. Les poules le lui disent trop. Elles le pressent, le cherchent, le poursuivent, l’écoutent, gloussent. C’est vrai qu’il a du charme et nous le montrons à nos invités. Il a la taille, les formes, le port, la prunelle de feu, la crête gonflée en couronne, les barbillons en pesantes gouttes lie-de-vin.
Ça arrive à des gens solides parfois, que la mort les attrape par surprise. Elle m’a réclamé, m’a-t-on dit. On m’a conduit au bord de son lit. Elle était consciente. Elle a demandé ma main. On m’a soulevé. Elle a pressé mes doigts entre les siens et elle a dit dans son patois : « Battez-lou pas, torjou ! » (Ne le battez pas, surtout !)
J’aurai beau, comme un chien, flairer ma baguette de pain encore tiède, appeler mémé Lise à la rescousse, comme autrefois, comme par terre, je ne ramasserai que des bribes, des fumées, des miettes, ma mémoire habituée aura perdu sa force de vérité.