Alain Galan nous propose une promenade, sur le dos d'un drôle de chameau, qui est en fait un pupitre à deux pans et – donc - une bosse.
L'écrivain et sa « monture » nous emmènent dans le bocage normand et remontent 150 ans en arrière, ce qui nous permet de découvrir des mondes à la fois proches et lointains : celui de l'imprimerie et de la presse régionale, celui de la culture des pommiers, celui des grainetiers-oiseliers (quel joli nom de métier !), celui des notaires de province…
Ces petits univers se révèlent exotiques, par la grâce de langages singuliers.
La longueur des noms des villages semble inversement proportionnel à leur étendue : Condé-sur-Noireau, Crèvecoeur-en-Auge, La Roque Baignard, La Lande-Saint-Siméon, Taillebois, La Frenaye-au-Sauvage.
Dans l'atelier d'imprimerie, nous croisons casses, casseaux, précelles, lignomètres, demi-cadratin, prote, lettrines…
Quand aujourd'hui nous utilisons les deux seuls mots bureau ou secrétaire, les ébénistes disent bonheur-du-jour, dos-d'âne, Mazarin, secrétaire à panse, bureau de pente, cabinet des Flandres… Plus évocateur que Borglüll ou Kvarji, non ? (clin d'oeil à l'attention des amateurs de meubles en kit).
Dans un verger, nous apprenons que les pommiers ont tous un nom : Bramtôt, Saint-Martin, Cimetière, Groin d'âne, Peau de Crapaud, Petit Doucet. S'ils sont ainsi baptisés, c'est qu'ils sont des êtres vivants, avec leurs particularités : celui-ci résiste mieux au froid, le jus des pommes de tel autre est particulièrement goûteux…
Quand nous n'avons à notre disposition que les mots perruche ou perroquet, le grainetier-oiselier nous propose amazone de Dufresne, amazone de Bouquet, aourou, Saint-Vincent, amazone de prêtre, amazone de Sainte-Lucie, ara de Buffon, caïque de
Bonaparte, conure à cape noire, inséparables d'Abyssinie, lori Arlequin et cacatoès soufré…
La moindre herbe des champs est répertoriée : morgeline, salsifis des prés, épervière piloselle, ficoïde noctiflore, oxalide-oseille… Vous avez dit biodiversité ?
Autant de vocabulaires mystérieux et quasi initiatiques… Mon correcteur d'orthographe est complètement largué, lui qui se contente d'un vocabulaire utilitaire et sans charme !
Au fil de cette déambulation tranquille, on apprend que ce qui garde les objets vivants, ce ne sont pas les musées mais l'usage que l'on continue à avoir d'eux, sans relookage qui les détourne de leur vocation. On comprend que le bel objet n'est pas celui qui est le plus orné ou compliqué, mais celui dont la belle et simple fonctionnalité en fait un compagnon de tous les jours, bien adapté à sa fonction et à son utilisateur, prolongement de nous-même, qui donne à nos gestes leur perfection, à nos postures leur élégance et leur confort. Bien avant l'avènement de l'ergonomie, le modeste ébéniste de village qui a fabriqué le « chameau »
à bois perdu (c'est-à-dire à partir de vieux meubles dans diverses essences) l'avait bien compris…
Ce que l'on constate également, c'est qu'à rechercher l'origine d'un objet d'hier, on rencontre des gens d'aujourd'hui : les objets nous relient, grâce à eux on fait des rencontres que l'on aurait jamais faites autrement… Jeunes gens décidant de tourner le dos à une carrière professionnelle toute tracée, pour reprendre la culture des pommiers à cidre. Vieille dame échevelée, fumant la pipe. Autant de surprises au cours de la pérégrination.
Et puis furtivement, avec une grande pudeur, un chapitre sobre rend hommage à un « monde qui s'efface », celui de l'objet livre-papier et des objets d'écriture.
Nietzsche disait « nos outils d'écriture participent à l'éclosion de nos pensées ». Nous verrons bien quelles pensées jailliront sans le concours de nos mains pour les tracer sur le papier…