L'histoire des matériaux est aujourd'hui un domaine de recherche essentiel en archéologie et en histoire de l'art. Elle s'offre comme un angle d'attaque privilégié pour comprendre l'organisation des ateliers, les évolutions des styles, ainsi que les liens étroits entre la création artistique et la culture matérielle. Spécialiste de l'histoire du textile et des teintures, Dominique Cardon emprunte toutes ces voies dans son dernier ouvrage, mais de façon originale : l'histoire des techniques s'incarne ici en la personne d'Antoine Janot, teinturier de son état, héritier d'une dynastie d'artisans établie à Saint-Chinian, au XVIIIe siècle, dans le Languedoc.
On comprend que l'auteur se soit intéressée à cette figure tombée dans l'oubli : non seulement Janot écrivit plusieurs mémoires sur son art, miraculeusement conservés dans les archives départementales
de l'Hérault, mais il fut aussi l'instigateur d'une rébellion sans précédent contre l'arbitraire de Pierre Astruc, inspecteur royal des manufactures de draps de Saint-Chinian. Sorte de maître-chanteur népotiste, l'inspecteur obligeait par la contrainte les drapiers à teindre dans les ateliers tenus par des membres de sa famille, dénigrant et dénonçant les autres teinturiers pour les pousser à la faillite en déstabilisant les filières de commercialisation. La révolte d'Antoine Janot, qui porta l'affaire jusqu'à la cour de Versailles dans les années 1740, est en soi un épisode très étonnant de la résistance des artisans de province à l'administration royale. En l'occurrence, le Surintendant des Bâtiments Philibert Orry donna raison à Janot contre l'inspecteur indélicat, qui mourut aussitôt d'une attaque (et de dépit), en 1745.
Mais l'anecdote ne vaudrait pas sans l'analyse claire et inédite qui en est faite et sans les développements sur l'histoire de la teinture au XVIIIe siècle. C'est en effet toute l'économie de la France des Lumières qui transparaît dans ces pages, puisque le drap teint en rouge était exporté « au Levant », où il était très prisé et acheté au prix fort. le rouge, qui avait alors la préférence sur le marché, était une nuance de garance profonde et non l'écarlate « terne et affamé », que nous appelons couramment aujourd'hui vermillon. Résultat d'une teinture issue d'insectes (les cochenilles), ce « cramoisi » était obtenu grâce à des mordants dans les bains, c'est-à-dire des substances qui permettaient des tons différents d'une même couleur. Or les mémoires de Janot, qui expliquent la manière dont il procède pour se justifier auprès de l'administration royale, montrent le haut degré technique des ateliers de teinture à la veille de la révolution industrielle. Ils touchent autant aux savoirs chimiques qu'à l'histoire du goût ou à la symbolique des couleurs sous l'Ancien Régime. Les fac-simile des mémoires du teinturier, dont les échantillons de drap qu'ils recèlent ont été magnifiquement reproduits, sont ainsi par leurs seuls noms un véritable voyage dans le temps : « herbe nourrie », « prune modeste », « couleur de Prince », « perroquet foncé », « vert de Saxe », « feu orangé » « bleu d'agate » et « cire jaune »... Janot n'était pas en mal de poésie lorsqu'il rédigeait ses formules, qui allient rigueur scientifique et descriptions imagées de son labeur quotidien.
Par Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 561, novembre 2019
Commenter  J’apprécie         60
Dominique Cardon. Comprendre les algorithmes pour en tirer parti.