La logique du pouvoir économique, que nous avons déjà soulignés auparavant, représente une force supplémentaire qui lie (et liera) l'économie à l'orthodoxie classique. Contrairement à ce que l'on croyait dans le passé et à ce que certains continuent à croire, la grande dialectique de notre temps n'est pas celle du capital et du travail, mais celle de l'entreprise économique et de l'Etat. Les travailleurs et les syndicats ne sont plus les ennemis jurés de l'entreprise et de ceux qui les gèrent. A part le rôle extraordinairement et dangereusement rentable de la production militaire, l'ennemi c'est le gouvernement.
C'est le gouvernement qui reflète les préoccupations d'un groupe qui s'étend bien au-delà des ouvriers. un groupe qui englobe les personnes âgées; les pauvres des villes et des campagnes; les minorités; les consommateurs; ceux qui cherchent à protéger l'environnement; les agriculteurs; les défenseurs de l'action publique dans les domaines où l'initiative privée fait cruellement défaut: en matière de logements, de transports de masse et de santé; et tous ceux qui font pression pour l'amélioration de l'éducation et des services publics en général. Certaines des mesures ainsi préconisées portent atteinte à l'autorité ou à l'autonomie des entreprises privées; d'autres remplacent la gestion privée par la gestion publique; toutes ces mesures sont prises, plus ou moins, aux dépens soit de l'entreprise privée, soit de ses participants. D'où le conflit actuel entre l'entreprise et le gouvernement.
Attribuer la résistance des hommes d'affaires et des entrepreneurs devant les améliorations de la sécurité sociale (et plus tard les idées de Lord Keynes) à la myopie intellectuelle ou à des intérêts financiers bornés, c'est passer largement à côté de ce qui fonde les motivations des capitalistes et de la concurrence. Il faut aussi tenir compte, et c'est peut être un facteur fondamental, du plaisir de gagner à un jeu où beaucoup perdent.
Adam Smith pensait qu'il fallait, au moins, un impôt proportionnel sur le revenu : "les sujets de chaque Etat devraient contribuer à soutenir financièrement le gouvernement, aussi étroitement que possible, en fonction de leurs capacités respectives; c'est-a-dire en proportion des revenus dont ils jouissent respectivement sous la protection de l'Etat."
Les attaques contre l'état-providence moderne ont ce mérite de mettre en évidence le rôle qu'il a joué dans l'affaiblissement et dans la dissémination du pouvoir rétributif autrefois entre les mains des patrons. Savoir si cela est déplorable, imprudent ou socialement néfaste, c'est là, bien entendu, une autre question.
Le pouvoir n'élit pas ceux qui savent mais ceux qui, souvent par bêtise, croient savoir et ont le don d'en persuader les autres.
interview sur France Culture de James Galbraith (1952), fils du brillant économiste John Kenneth Galbraith