Franziska Linkerhand est la dernière oeuvre – restée inachevée – d'une des grandes auteurs de l'ex-Allemagne de l'est (célébrée outre-Rhin, inconnue en France). En un récit puissant et poétique,
Brigitte Reimann nous fait découvrir la réalité d'une ville dont l'architecture prétend obéir aux idéaux communistes.
Née en 1933, Reimann a vécu encore adolescente les premières heures de l'Allemagne de l'est, et elle s'est engagée très jeune avec enthousiasme en faveur du communisme. Plusieurs de ses romans ont rencontré un succès important, romans qui, même s'ils s'inscrivent dans le courant du réalisme socialiste, ont été très tôt traversés par des tensions politiques qui ne feront que se renforcer au fil des années.
Franziska Linkerhand, oeuvre de la maturité, est le récit d'une désillusion. C'est aussi le livre d'une vie, celle d'une femme émancipée qui tente de réaliser ses idéaux dans une société de plus en plus fermée. A travers le personnage de Franziska,
Brigitte Reimann raconte certains épisodes de sa propre vie : son enfance dans une famille de la petite bourgeoisie ressemble à celle de son héroïne, dont le père est éditeur (celui de Reimann était imprimeur). Son mariage avec un ouvrier dont elle tombe éperdument amoureuse, qui se transforme en cauchemar et finit par un divorce, les réunit également. C'est que le roman tout entier – écrit pendant une dizaine d'années – est conçue comme une espèce d'autoanalyse. Il s'agit pour l'auteur de clarifier sa propre vie, dans toutes ses dimensions, personnelles, sociales, politiques, artistiques. le récit alterne ainsi entre la première personne – c'est Franziska qui est alors la narratrice – et la troisième personne où la jeune femme est observée de l'extérieur (« Ici, nous sommes obligés de reprendre la parole à Franziska »), ce que ne cesse au fond de faire Reimann avec elle-même à travers son personnage. On glisse naturellement d'un mode de narration à l'autre, et dans les passages à la première personne Franziska s'adresse à un mystérieux Ben – l'homme aimé après de nombreux échecs amoureux (Reimann s'est mariée quatre fois) –, ce qui ajoute une dimension de plus à ce récit foisonnant, virtuose et passionnant de bout en bout.
D'une écriture très travaillée, parcouru de longues phrases où se multiplient les associations entre le présent et le passé (les figures des parents, et surtout celles de la grand-mère et du frère tous deux adorés sont toujours là, remontant à la conscience), cette oeuvre puissante sur un plan littéraire a une dimension politique profonde. Elève de Reger, architecte avec lequel elle a restauré le Gewandhaus de Leipzig et qui lui a transmis sa passion de la beauté en art, Franziska accepte un poste à Neustadt (« ville nouvelle ») dans une région minière où son supérieur hiérarchique, Schaftheutlin, a pour mission de mettre en oeuvre une architecture fonctionnelle, propre au socialisme soviétique, destinée à loger les ouvriers. Précisons que, comme son héroïne, Reimann a vécu dans une ville ouvrière, Hoyerswerda, dans le cadre d'un programme d'Etat visant à rapprocher les intellectuels des travailleurs. Quand il était jeune, Schaftheutlin a écrit de la poésie, puis il est devenu « l'homme de la praxis des pieds à la tête, tout rempli de la foutue arrogance des réalistes ». le résultat est là, une ville morte : « Quelques barres de logements, un restaurant standardisé, une place pour les défilés ». « Je haïssais la monotonie de ses blocs, l'uniformité de ses rues », écrit Franziska à propos de cette ville à la construction totalement programmée, « dépourvue d'affects ».
Or comment faire de l'art sans affects, qui est une affaire individuelle, dégagée de valeurs collectives véhiculées par un Etat autoritaire ? Question centrale du roman, au coeur de l'activité littéraire et de la vie amoureuse de Reimann, qui ne pouvait que la mener à une rupture avec les dirigeants de la RDA et les fonctionnaires aux ordres. Comme les architectes qui sont devenus des « fonctionnaires de l'industrie du bâtiment », les écrivains doivent devenir des fonctionnaires de l'industrie de la littérature, et ceux qui refusent de le devenir sont qualifiés d'individualistes petit-bourgeois à la solde de l'Ouest, discours qui fut notamment officialisé par Erich Honecker, lequel prononça un discours virulent contre les écrivains est-allemands lors d'un congrès du SED (parti communiste de RDA) en février 1965. L'activité littéraire de nombre d'écrivains y fut qualifiée de « décadente » et de « contre-révolutionnaire », et ceux-ci furent donnés en pâture à la classe ouvrière chargée de réaliser la société socialiste en considérant les intellectuels critiques comme des ennemis de classe.
« Mon pays me plaît de moins en moins », écrit alors Reimann dans son Journal (une oeuvre en soi, à traduire d'urgence). Déjà commencé, son roman
Franziska Linkerhand représente pour elle un espace intérieur où s'effectue une rupture profonde avec les mensonges du régime, et où elle ne peut qu'écrire sans faire de compromis avec qui que ce soit (« J'ai décidé d'écrire sans autocensure, sans penser aux conséquences, seulement selon ma propre vérité »). Son roman inachevé fut publié en 1974, un an après sa mort. Dans cette première édition officielle, certains passages ont été gommés ou édulcorés, notamment tout ce qui concerne la présence des soldats soviétiques en Allemagne de l'est après la chute du Troisième Reich qui furent responsables de nombreux viols et rapines. Dans sa postface à l'édition allemande, Withold Bonner compte pas moins d'une centaine de coupes et « corrections » liées à des motifs politiques. C'est sur le texte intégral établi par Angela Drescher qu'est réalisée la traduction (excellente) de cette oeuvre essentielle du vingtième siècle.