« Journal d'un incapable qui vient de paraître aux Éditions des
Carnets du Dessert de Lune est le deuxième roman d'
Alain Dantinne. Ce livre, qui n'a plus rien de potache, peut s'envisager comme un contrepoint à L'exil intérieur, le premier recueil de poèmes qui vient d'être réédité à l'Arbre à paroles. le narrateur du roman est bien celui des poèmes, même si la révolte érigée en mode de vie («Ils ne savent que je m'équilibre dans le déséquilibre») a cédé du terrain à l'amertume. L'exergue de Perec («Le projet d'écrire mon histoire s'est formé presque en même temps que mon projet d'écrire») et celle de
Nietzsche («Les poètes n'ont pas de pudeur à l'égard de leurs sentiments : ils les exploitent») donnent le ton et règlent aussi la question du caractère autobiographique de ce qu'on va lire.
Le roman se déroule entre le moment où le narrateur apprend que son père est condamné («Je suis foutu» lui dit-il dès la première page du livre) et la mort de celui- ci sur laquelle le livre se termine. le livre est présenté sous la forme d'un journal dont on sait donc d'emblée qu'il finira mal. C'est la seule concession faite aux exigences de chronologie et de tension dramatiques. Une fois le dispositif mis en place, c'est surtout à une réflexion philosophique à la fois mélancolique, désabusée mais pas tout à fait résignée, que nous convie
Alain Dantinne. Dans un texte qui imbrique dans un mouvement à la fois hybride et fluide, les anecdotes, les extrapolations, les commentaires et les citations.
Le thème principal du livre est la relation, ou plutôt l'absence de relation, entre un père et son fils. le premier, en dépit d'un caractère qui le narrateur prendra la peine de nuancer, s'est campé, dès avant que le fils en prenne conscience, dans la posture caricaturale du père bardé de principes également hostile au dialogue et à la remise en question. L'affirmation de la personnalité du fils n'arrangera rien. Ni son homosexualité, ni l'orientation de ses études (les lettres qui ne servent à rien plutôt que les maths qui sont utiles en tout) ni ses aspirations d'écrivain ne seront de nature à favoriser l'échange que le fils souhaite malgré tout. Une tentative épistolaire lui occasionnera d'ailleurs une fin de non-recevoir cinglante et lapidaire : «Tes états d'âme minables ne m'intéressent pas...»
Quand le livre commence, le narrateur semble aussi s'être accommodé de sa manière d'aimer qui ne se réalise jamais dans la plénitude et n'atteint au sublime que dans l'expression de son manque. A l'approche de la mort, le père semble, consciemment ou non, baisser un peu la garde. le narrateur grappille des bribes de tendresse parfois à l'insu de son père et se trouve tiraillé entre l'espoir d'un dialogue engagé in extremis et l'interrogation que pointe
Jean-Claude Pirotte dans sa préface : «Faut-il que meurent les êtres aimés, familiers et méconnus, intouchables et souverains, pour que nous nous sentions autorisés à naître?»
© le Carnet et les instants -
Thierry Leroy
Longtemps rejeté par son père, ou se croyant tel, le retrouve, alors que, très malade, il va disparaître. le père juge incapable ce rejeton qui ne réussit pas comme il le souhaiterait, ne lui ressemble pas, vit une sexualité différente de la sienne : autant de barrières entre leurs deux destins. Cette suite de notes, de réflexions, d'anecdotes, de souvenirs s'amalgament petit à petit à la manière de scènes qui se juxtaposent, pas toujours signifiantes séparément, et recréent vraiment l'histoire remise en ordre. On joue au fur et à mesure sur les deux tableaux du passé, de l'enfance, où l'incompréhension s'établit, et du présent, avec la fin inexorable et son compte à rebours. L'écriture d'
Alain Dantinne est limpide, sans bavure ni scorie. Il détecte les sentiments souvent retranchés et opaques et les restitue fidèlement. Incapable peut- être mais certainement pas du côté de l'auteur. Un livre émouvant qu'on a hâte de
finir, un livre poignant. Avec un avant-propos et une couverture de Jean-Pierre Pirotte.
© Décharge
Jacques Morin
Publié antérieurement au
Petit catéchisme à l'usage des désenchantés, ce livre s'en démarque radicalement, tant par sa forme que par son contenu et sa charge émotionnelle remplace l'humour du « catéchisme » présenté ci avant. Quand ma tante annonce à mon père que le dernier-né de ses enfants est un gamin, il ne peut retenir un rictus...Ça fait plus de 30 ans que j'essaie d'effacer la grimace. En écrivant ce journal d'un incapable,
Alain Dantinne tente une ultime renaissance, face à un père qui l'a jusqu'ici empêché de naître et dont il assiste à l'agonie. C'est ce rapprochement douloureux au seuil de la mort que ce journal décrit, du 29 octobre au 20 avril. Un rapprochement fait de silences opaques. Les mots d'un rejet trop longtemps subi ne parviennent pas à faire place à ceux d'une réconciliation pourtant désirée de part et d'autre. Reste l'écriture, cet « aveu de faillite » porté sur le papier. Écrire ce journal pour en finir avec certains recoins de l'enfance, arracher le chiendent, extirper ronces et chardons jusqu'à la racine. Au travers de ses notes douloureuses,
Alain Dantinne vit son propre accouchement à côté d'un père que la vie va quitter sans que ce rapprochement physique n'ait pu dénouer les incompréhensions entre deux êtres souffrant sans doute d'un même manque d'amour. le journal d'un incapable, en tout cas, fait preuve de la capacité de son auteur à exprimer sans retenue cette rencontre ratée. Et ce livre aura constitué pour lui une évidente nécessité.
© Alain Helissen In Dièrese N°46