Je ressors de
Poubelle avec un ressenti très particulier, mélange d'émotions poignantes, joyeuses devant tant d'humanité et de tristesse incommensurable face à la marche du monde.
Je n'avais jamais lu de livre mexicain mais je connais un peu Ciutad Juarez. J'y suis allé depuis les Etats-Unis voisins et je suis l'actualité terrible de l'une des villes les plus dangereuses du monde, détentrice infamante du record mondial de féminicides. Elle possède l'une des plus grande décharge à ciel ouvert du monde, où se déversent chaque jours les déchets de la ville et ceux de sa jumelle américaine, El Paso, de l'autre coté du pont, de l'autre coté de la frontière…
Sylvia Aguilar Zéleny est une auteure célèbre dans son pays. Originaire de Sonora au Mexique, elle s'occupe d'ateliers d'écriture pour les victimes de violences faites aux femmes et a ouvert une résidence pour les écrivain-es LGBTQIA+
Nous allons suivre trois personnages incroyablement marquants grâce à un dispositif brillant où se révèle tout le brio de l'auteure.
De courts chapitres, par salve de trois, sont consacrés à Alicia, Reyna et Griselda. Pour chaque narratrice, le style est différent et nous n'entendons que la partie des dialogues énoncée par le personnage. Et ça fonctionne incroyablement bien.
Alicia est une orpheline abandonnée plusieurs fois. À l'adolescente, elle s'est installée sur la décharge et a rapidement acquis un statut de caïd dans un éco-système putride où vit toute une population de déshérités, regroupés ou non en bandes hiérarchisées. Sa résilience a un coût (son absence apparente d'émotions, son alexithymie) et un langage (dur, lapidaire, opératoire).
Reyna est une mère maquerelle trans, qui a eu une autre vie à El Paso en tant qu'homme dans…un cabinet d'assurances. Elle gère avec faconde et énergie son bout de trottoir, protège comme elle le peut ses filles (transsexuelles pour la plupart) et rêve d'un retour dans la vallée de son enfance, prés de Mexico. le lecteur assiste à ses inénarrables "entretiens d'embauche" où elle raconte sa vie tout en expliquant les ficelles du métier. Exubérante et truculente, elle est la promotrice du silicone et de l'épilation à la cire.
Gris est une jeune docteure d'El Paso. D'origine mexicaine, elle a été confiée à sa tante avec sa soeur lors du décès prématurés de ses parents. Parfaitement névrosée, elle est régie par une culpabilité impitoyable. Ainsi ,elle mène un programme de recherche sur les habitants de la décharges tout en tentant de s'occuper de sa tante qui sombre dans la démence, du côté des nantis. Ambivalente et introspective elle va tout de même finir par rencontrer Alicia et Reyna…
Ce livre bouleversant n'évoque la violence qu'indirectement. On sait bien, le lecteur sait bien, les violences sexuelles, les cadavres jetés dans la décharge, les coups et les fêlures de l'âme. La violence se distille surtout dans le quotidien des personnages, dans les détails (oui, le diable est bien à cet endroit). Mais il faut composer avec, pactiser pour survivre.
Sylvia Aguilar choisit de nous épargner, elle nous propose plutôt une lecture de la résilience à travers la sororité, la solidarité, l'identité partagée.
Mais ce n'est pas tout et c'est sans doute là où se déploie véritablement le talent de l'auteure : de façon totalement maitrisée, elle offre progressivement au lecteur les clés de secrets de famille qui entrelacent ces trois mexicaines. Elles, n'en sauront rien ou, plus subtilement, n'en auront qu'une conscience diffuse, confuse et fragmentaire.
Alors on est là, tout penaud, le livre entre les mains et on se dit que c'est trop ballot, il faut le dire, tout ça, à ses femmes. Il faut les sortir de la
poubelle. Il faut bien faire quelque chose, non ?
Et je réalise que le constat de mon impuissance supposée est une façon de me donner bonne conscience.
Alors cette nuit j'ai rêvé de la
Poubelle, de ses carcasses de voitures, de ses chiens morts et desséchés, de ses nuages de mouches, de la course folle des rats et des cafards. Mais il n'y avait pas d'odeur, c'était plutôt paisible.
Le mâle blanc, nanti et hétéro-normé que je suis, peut dormir sur ses deux oreilles, du sommeil du juste…
Poubelle, un livre puissant, admirablement traduit par
Julia Chardavoine, édité par le bruit du monde.