«
Arcueil » est un petit roman du Monténégrin Aleksandar Bečanović, traduit par
Alain Cappon (2019, EditionsDo, 182 p.). Il se lit en écoutant « Les Variations Goldberg » et « le Clavecin bien tempéré » de
Jean Sébastien Bach, comme cela est indiqué en fin de livre. Il n'y a pas d'interprète proposé, mais je suggérerais soit Jean Rondeau au clavecin, dans un CD tout récent (Erato, 0190296508110), avec une lenteur exquise, ou alors pour changer, interprété au koto par Mieko Miyazaki (Continuo Classic, C777.727), ou en version moderne (qui décoiffe) par Uri Caine (Winter & Winter, WSR 910054-2). Je précise de suite que les bruits de fouet ne sont pas inclus dans ces enregistrements.
Aleksandar Bečanović, peu ou pas connu, sans doute à cause des accents serbes a déjà publié cinq recueils de poésie dont un « Ulisova daljina » (Distance d'Ulysse), deux recueils de nouvelles et ce roman «
Arcueil » dont le titre fait référence à la maison du Marquis de
Sade, en banlieue de Paris, et donc à la dite « affaire d'
Arcueil ».
C'était un dimanche de Pâques, en 1768. « le marquis sortit à 8 heures ». Celà tombe bien, car « la marquise sortit à cinq heures », mais ce n'était ni le même jour, ni dans le même livre. Et d'ailleurs « la marquise était restée au lit, à l'étage, dans une inertie qui la maintient et dans l'inertie et dans la réalité ». Place des Victoires à Paris, une femme fait la manche. C'est Rose Keller, une femme strasbourgeoise, veuve récente de Charles Valentin. le marquis lui promet un écu, (6 livres), somme fort considérable si elle l'accompagne.
Les voilà partis en voiture pour « la Villa des Irlandais » à
Arcueil, que
Donatien Alphonse François de Sade, dit marquis de
Sade, loue pour 800 livres par an. le lundi de Pâques, Rose Keller fait sa déposition au château d'
Arcueil auprès du notaire-greffier. C'est au sujet des sévices qu'elle a subi. Auparavant « il m'a apporté une assiette avec un morceau de bouilli de boeuf et un peu de vin, et aussi une fourchette ». Comme quoi, le marquis n'était pas un ogre.
Suit la version narrée du marquis, qui s'en allait de bon matin, place des Victoires. La mendiante est sale, en haillons, et va sur quarante ans ». Il lui propose de faire le ménage chez lui, ce qu'elle accepte moyennant une somme relativement modeste. Deux versions des relations entre le marquis et la femme. Deux hypothèses de travail, dira t'on.
Mais les médias s'en empare, comme cela se dit de nos jours, jusqu'à la « Gazette d'Utrecht ». C'est plus direct. « La Keller qui n'a pas un sou frappé, ignorant malheureusement que c'est justement pour être frappée qu'elle est emmenée, tombe facilement dans le guet-apens qui lui était tendu ». Guet-apens, vous avez bien écrit guet-apens. Et ceci après « plusieurs heures à être chahutée dans le fiacre », c'est méconnaître les trajets de l'ancêtre de la RATP, ou alors c'est une histoire d'horaire des jours fériés ou de période de grève. Quant à la villa des irlandais, c'est une « maison soigneusement aménagée que les débauchés de la trempe de M. de
Sade utilisent pour d'obscures et licencieuses bacchanales où tout est subordonné à l'orgie et à la profanation des valeurs les plus nobles ». Ce n'est pas non plus le « Rosse Buurt » d'Amsterdam. Arrêtons la dévaluation des quartiers de banlieue par les presses bataves. Et la gazette de reprendre une information concernant « le comte de
Sade » et une « jeune fille du nom de Jeanne Testard », vingt et ans, « exerçant de temps à autre ce que l'on nomme le plus vieux métier du monde ». Mais les scènes suivantes sont plus explicites. Il faut, en plus du sexe, de l'iconoclastie et due l'outrage à bondieuseries. On vire presque aux différentes versions de « Justine ». En vérité, il vaut mieux relire les 32 volumes des « Oeuvres complètes de D.A.F. de
Sade, marquis de
Sade » (1968, Jean Jacques Pauvert).
On y apprend que le marquis revétait une tenue adéquate « une tenue de garçon boucher, avec un linge blanc noué autour de la tête ». Puis, il frappe Rose, l'invite à se confesser, ce qu'elle refuse. Au procès, elle recevra 2400 livres.
Arrive la marquise, mais pas celle que l'on croit. Non point Renée-Pélagie, la fille aînée de Cordier de Montreuil que Donatien épouse en 1763. « Je n'ai pas trouvé la petite laide, dimanche ; elle est fort bien faite, la gorge fort jolie, le bras et la main fort blanche. Rien de choquant, un caractère charmant ». Mais Marie de Vichy-Chamrond, marquise du Deffand. Que vient faire ici la marquise, amie
De Voltaire et de sa protectrice
Emilie du Châtelet. Surtout qu'Émilie mourut, pleurée par
Voltaire, bien avant la marquise. Elle leur survécut à tous deux mais eut la malchance de tomber amoureuse, à près de soixante-dix ans, de l'écrivain anglais
Horace Walpole, cinquante-six ans et qui préférait les hommes. Des gouts et des couleurs…
Et pourtant
Walpole c'est « le Château d'Otrante », en plus de ses cravates en bois sculpté. Donc le tout début du roman gothique traduit par Dominique Corticchiato (1989,
José Corti, 155 p.). C'est le N°4 de la collection Romantique de
José Corti, au petit format non rogné.
Donc la marquise écrit à
Walpole. Elle lui écrit souvent, et elle a des « sentiments contradictoires à propos des déplaisants évènements d'
Arcueil ». C'est pas bien mais je vais tout de même en tirer quelques pages. « La vérité peut se dissimuler de bien plus de manières que le mensonge et contrefaçon ». Elle n'aurait pas été éduquée chez les jésuites, cette marquise ?
Et le marquis continue ses aventures. C'est tout d'abord à Marseille, rue d'Aubagne, dans le quarter du Panier. La même rue où des immeubles se sont effondrés de vétusté. C'est dire l'ancienneté du quartier. Et au 15 bis de la rue, c'est chez Mariette Borelly qu'éclate « l'affaire de Marseille ». Une sombre histoire de bonbons à la cantharide.
Le marquis s'est présenté comme étant « le père le Curé », chevauchant pour passer le bac de la Durance. le bac manque de chavirer. Les paysans se signent. Une jeune et accorte demoiselle, Madeleine, demande au père de la confesser. Bečanović, en bon monténégrin, respectera le secret de la confession, « nécessité est parfois de taire certaines choses »
Puis il y aura les frasques du Château de Lacoste, dans le Luberon, pas très loin de Gordes. Avant de se terminer à La Bastille. C'est là que
Sade recopie au propre un long roman inachevé, sous la forme d'un « surprenant rouleau de plus de douze mètres de long constitué de trente-trois feuillets collés bout à bout sur une largeur de 11,3 cm ». Ce sera « Les Cent Vingt Journées de Sodome »,
« Ce manuscrit sera présenté lors d'un colloque en 2022, regroupant des spécialistes et intellectuels, visant à questionner la figure de
Sade, la réception de son oeuvre au cours des siècles et sa lecture aujourd'hui » précise le Ministère de la Culture. Qui ajoute « Véritable monument, texte capital de la critique et de l'imaginaire, sulfureux et devenu un classique, il a profondément marqué de nombreux auteurs ».
Les lecteurs impatients peuvent toujours se rabattre sur les trois tomes de la série « Les Crimes du Marquis de
Sade » de
Ludovic Miserole (2018,
French Pulp Editions, 444, 510 et 530 p. respectivement). C'est bien sûr romancé, et d'un style, disons, plus abordable « La victime a honte. Honte de ces outrages que cet homme lui a fait subir, mais aussi et surtout de sa propre naïveté et de sa passivité coupable », « Ce qui était certain, c'est qu'on aime souvent à salir ceux que l'on envie », « le silence était lourd. Une arme facile, à la portée de tous ».
Mais comme le rappelle le baron « L'important c'est de participer » (avec modération, bien entendu).