Lors du Sommet de l’Asie du Sud-Est à Singapour en avril 2015, des représentants des gouvernements occidentaux ont souligné que le Califat n’était rien d’autre qu’un mythe masquant de classiques rapports de pouvoir politiques. Notre recherche en Europe et en Afrique du Nord montre qu’il s’agit d’un dangereux contresens. Le Califat est réapparu comme une cause mobilisatrice dans l’esprit de nombreux musulmans, séduisant même des musulmans favorables à une coopération œcuménique. « Je suis contre la violence d’Al-Qaïda et de l’EI », déclare un imam à Barcelone qui a travaillé avec les chrétiens et les juifs, « mais ils ont mis notre situation difficile sous les projecteurs. Avant, nous étions juste ignorés. Quant au Califat… nous en rêvons comme les juifs ont longtemps rêvé de Sion. Peut-être deviendra-t-il une fédération des peuples musulmans, sur le modèle de l’Union européenne. Le Califat est là, dans nos cœurs, même si nous ne savons pas quelle forme il finira par prendre. » (Ben Laden lui-même s’opposait à l’établissement du Califat utopique tant que les États-Unis étaient assez puissants pour le contenir.)
Quelle que soit la forme qu’il prendra, on peut être sûr qu’il sera enraciné dans l’histoire et la culture des peuples arabes ; pas dans celle des pays occidentaux.
Cette histoire comprend la domination musulmane sur l’Eurasie, jusqu’à la Révolution industrielle européenne, et un rejet de l’ordre occidentale du monde imposé après l’effondrement ottoman au début du XXe siècle, celui de la démocratie libérale comme celui du socialisme.
Peut-être qu’avant tout l’EI a pour objectif de mettre un point final à Sykes-Picot, l’ordre néocolonial que les Britanniques et les Français ont imposé sur les provinces arabes de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale – un ordre qui a été consolidé par les frontières dessinées par Churchill, T.E. Lawrence, Gertrude Bell et d’autres lors de la conférence du Caire de 1921, afin d’assurer le contrôle britannique sur les voies de communication, les ressources (spécialement le pétrole, source d’énergie en plein essor) et les transports de Suez à l’Inde.
Lors du printemps 2014, quand l’EI a détruit au bulldozer les installations marquant la frontière entre l’Irak et la Syrie, il a provoqué un frisson de libération et de joie à travers la région et au-delà. (pp. 46-48)
Les Matins /Scott Atran : l?homme qui a compris les terroristes .Scott Atran Anthropologue américain Directeur de Recherche au CNRS Professeur Adjoint de Psychologie, d?Anthropologie et de Ressources Naturelles à l?Université de Michigan