Je me demande comment il ne s'est pas encore rencontré un littérateur ingénieux qui ait songé à ouvrir un cours public dans lequel il eût enseigné aux fruits-secs de toutes les professions, les mathématiques du roman.
Qu'il me soit permis de donner ici un exemple de ce procédé de littérature.
J'ouvre un des derniers ouvrages de M. de Lamartine, Raphaël, que j'ai là sur ma table, et je vois que le grand écrivain débute ainsi :
« A l'entrée de la Savoie, labyrinthe naturel de profondes vallées qui descendent comme autant de lits de torrents (…)
A gauche, le mont du Chat dresse, pendant deux lieues, contre le ciel, une ligne haute, sombre, uniforme, sans ondulations à son sommet.
On dirait un rempart immense nivelé par le cordeau.
A peine à son extrémité orientale, deux ou trois dents de rochers gris interrompent la monotonie géométrique de sa forme et rappellent au regard que ce n'est pas une main d'homme mais la main de Dieu qui a pu jouer avec ces masses.
A travers cette végétation touffue et presque sauvage on voit blanchir de loin en loin des maisons de campagne, surgir les hauts clochers de pauvres villages, ou noircir les vieilles tours des châteaux crénelés d'un autre âge, etc., etc. L'automne était doux mais précoce, etc. »
Ce début est simple et grandiose : on sent tout de suite l'artiste et le poëte, mais, j'en demande bien pardon à M. de Lamartine, son début manque de truc façon roman-feuilleton.
Un romancier populaire eût animé la scène à l'aide de trucs, il eût par exemple commencé ainsi :
« C'était par une belle soirée d'automne (truc de l'entrée en matière), les feuilles, frappées par la gelée et colorées un moment de teintes roses, pleuvaient des cerisiers et des châtaigniers (…)
La nature semblait mourir comme meurent la jeunesse, la beauté et l'amour, etc., etc. (truc de la description dramatisée).
Tout à coup un homme parut sur le mont du Chat ; il traversait un sentier étroit, pierreux, escarpé. D'où venait-il ? Où allait-il ? (truc de la préparation) nul ne le sait (truc du mystère).
Il était vêtu (trois colonnes sur son costume, sa figure, ses cheveux, ses mains, son bâton et son portemanteau).
Mais en examinant cette ombre noire qui se détachait sur la pierre blanche du rocher (truc de l'antithèse), on restait frappé de terreur.
Était-ce bien un homme ? La suite au prochain numéro (truc de l'intérêt suspendu). »
Voici en abrégé pour le premier feuilleton.
Avec ces six trucs, il est impossible de ne pas faire quelque chose de présentable et d'empoignant.
Le truc du second feuilleton consistera à parler de toute autre chose que de l'homme du mont du Chat.
Le lecteur restera pendant vingt chapitres à se demander si l'ombre noire était un homme, une femme ou un être fantastique.
Puis, à ce vingtième chapitre, l'auteur lui dira qu'en effet c'était un montreur de marmottes ou un colporteur qui allait vendre des livres à Chambéry.