On apprend ça à l'école : la France est un ensemble de provinces et de pays qui ont formé notre histoire et où plongent nos racines. Mais un de ces pays ne figure plus sur la carte : devenu virtuel, il ne vit plus que dans la mémoire d'une communauté appelée les Pieds-Noirs, sans doute parce que ses membres sont nés sur le continent africain (une hypothèse parmi beaucoup d'autres). C'est en 1962 que s'est effectuée la cassure, le déchirement : plus d'un million d'Algériens français ont quitté leur terre maternelle (ils étaient là depuis 1830), laissant derrière eux maison, travail, et plus douloureux encore, la tombe de leurs parents.
Cette communauté a son chantre (
Enrico Macias), ses célébrités (
Guy Bedos,
Roger Hanin ou
Marthe Villalonga, entre autres) et même ses humoristes (Robert Castel et Lucette Sahuquet) et des personnages inclassables (ou multicartes, comme on voudra), comme
Roland Bacri.
Roland Bacri (1926-2014), connu aussi sous les noms de Roro de Bab-el-Oued, Ali Ba
bacri, ou
le Petit Poète, est un auteur, poète, journaliste (notamment au Canard Enchaîné), et surtout humoriste. D'une grande culture littéraire, il excelle dans la parodie de textes classiques arrangés à la sauce pataouète (parler populaire algérois) :
BALLADE DES FILLES DE MON PAYS
Allez ça va, dans quel pays
Y a Zorah la belle indigène ?
Sophie qu'on était ébloui,
Moitié mort, manque d'oxygène,
Et Dolores quel phénomène
C'était ! Et quel air important !
Ma parole, elle était la reine ?
Où y sont mes amours d'antan ?
Ou encore :
LES REGRETS
Heureux qui comme Ulysse il a fait bon voyage
Surtout qu'il a laissé sa femme à la maison
Ce salaud! Ouais, dix ans! Qu'il a tort ou raison,
D'où je sais s'il avait des scènes de ménage?
Roland Bacri, même quand il aborde d'autres sujets, revient toujours à ses origines, son enfance algéroise, la nostalgie de la terre natale. Il est remarquable de constater que dans ses écrits, tout comme dans ses paroles, il ne prend à aucun moment position sur un plan politique (pourtant Dieu sait si le sujet peut porter à polémique)
Bacri est foncièrement humaniste, et porte une tendresse particulière aux personnages, tous criants de vérité, qu'il met en scène dans ses récits, ses souvenirs, ou ses poèmes.
Bien sûr, les Pieds-Noirs aujourd'hui se sont peu à peu dilués dans la population de métropole, mais, grâce à des gens comme
Roland Bacri, ils ont acquis une forme de pérennité, voire d'éternité. Un recueil comme «
Et alors ! Et oilà ! » représente un document exceptionnel sur une époque et un état d'esprit, de ce qui fut à une certaine époque, un morceau de France en Afrique.
Il n'est pas nécessaire d'être Pied-Noir pour apprécier
Roland Bacri. Son humour drôle, tendre, jouant parfois sur les mots à la façon d'un
Raymond Devos, s'adresse à tous, et s'il nous rappelle un pan de notre histoire, il nous replace également au centre d'une humanité fraternelle, si malheureusement menacée aujourd'hui.