Ces deux hommes connaissent parfaitement bien mes préférences en matière de dossiers criminels. Je carbure à la défense des infractions graves. Des viols. Des tentatives de meurtres. Des meurtres. Des situations qui me procurent l’adrénaline nécessaire pour me tenir en alerte.
— Considère ça comme des travaux légers le temps de voir comment tu vas réagir à…
— J’y suis préparé depuis des semaines, j’y réagirai beaucoup mieux qu’à ce dossier accablant de monotonie !
— Tu as d’autres dossiers en cours qui devraient te fournir une dose d’adrénaline suffisante pour fonctionner.
— J’imagine que la comparution est ce matin ?
— Vous êtes un excellent avocat, très cher.
— Va te faire foutre, Oli !
— C’est un conseil que je tenterai de suivre dans les prochains jours, admet celui dont le regard noir supposément envoûtant attire facilement la gent féminine.
— Une femme en vue ?
— Pas précisément.
— Essaie de retenir son prénom, toi ! conseille Gabriel.
— Je ne lui avais rien promis !
Ma défense est accompagnée d’un sourire malin.
— Sauf ton corps ?
Je le désigne d’un air radieux pour acquiescer à sa supposition.
— Tu sais que je ne promets jamais rien de plus !
— Selon les propos émis par la femme qui requiert nos services, ramène l’intellectuel de notre trio, le jeune homme semble répondre à nos critères d’admissibilité.
Contrairement à plusieurs de nos collègues qui pratiquent au criminel, nous choisissons nos clients selon leur potentiel de non-culpabilité. Nous souhaitons défendre les gens accusés injustement, ceux qui ont été victimes de coups montés, qui ont été pris dans des situations d’où il leur était impossible de sortir. Des proies faciles pour les vrais criminels qui s’en servent comme paravents ou appâts.
J’appuie sur un des boutons de l’appareil de communication tactile posé sur mon bureau.
— Val, peux-tu m’envoyer l’appel reçu cette nuit à propos du cas de… facultés affaiblies ?
Mon visage grimaçant arrache un sourire à mes collègues.
— Oui, maître Hudson. Je vous le transfère dans la minute.
Je cours sur la pente ascendante du mont Royal, les écouteurs enfoncés dans les oreilles. L’intensité de la voix de POESY qui interprète Soldier of Love se répercute en moi.
Je croise un homme d’une cinquantaine d’années qui descend la côte, son chien sans laisse flairant les broussailles qui longent le chemin asphalté réservé aux piétons et aux cyclistes. Considérant la noirceur qui s’installe doucement dans un brouillard typique des journées humides automnales, je sais que peu de gens errent ici à cette heure du jour, certainement préoccupés par la préparation du souper.
Après quelques minutes de montée, j’atteins mon objectif.
Parvenue au belvédère qui offre une vue spectaculaire sur la ville de Montréal, je m’arrête. Seule à cet endroit bondé de monde le jour et les week-ends, je tente de calmer ma respiration haletante en m’imposant de longues inspirations. Mais il m’est difficile de la contrôler, car ce n’est pas strictement l’effort physique qui la malmène.
C’est également l’émotion.
J’amorce un premier pas. Puis un deuxième.
Obnubilée par un endroit précis, j’avance lentement sur cette immense terrasse d’observation en demi-lune.
Ma démarche posée m’amène près de la balustrade.
Je passe doucement la main sur une des jumelles noires à pièces qui s’y trouvent. Je cherche à discerner une réminiscence concrète, différente de celles qui prennent la forme d’images projetées de façon chaotique, telles des diapositives, dans mon cerveau.
Je fixe le pavé couvert ici et là de gommes à mâcher parfaitement intégrées au revêtement. Mes yeux restent longtemps figés sur le sol.
Là où une grande quantité de sang a déjà couvert une partie des pierres plates.
Avant de s’y infiltrer sinueusement. Puis d’être chassée par la pluie et foulée par des milliers de touristes depuis ce soir fatidique.
J’appuie mes mains sur la balustrade puis regarde vers le bas. Vers les nombreux arbres qui couvrent cette montagne entre lesquels je devine l’emplacement d’un bâtiment symbolique que je connais bien.
Ma poitrine se gonfle encore sous l’effort physique exigé. Un effort minime à côté de celui que je m’apprête à faire.
Parce que l’action que je dois accomplir requiert un effort mental.
Plus atroce à réaliser que n’importe quelle course.
Plus poignant.
Mais je dois l’accomplir.
Pour moi.
Et pour lui.
Surtout pour lui.
Mon regard toujours plongé par-dessus la balustrade, je m’exprime d’une voix déterminée.
— C’est ce soir que ça se termine.
— Tu ne t’es pas opposé au maintien de son emprisonnement ? me nargue-t-il.
J’entends la greffière en sourdine appeler la cause suivante lorsque j’ouvre la porte menant au corridor.
— Ferme-la, Rancourt.
— Qu’est-ce qui se passe, Hudson ? T’as pas reçu ta dose de sexe qui te fait croire que tu es un superhéros ? Aucune fille n’a voulu souffler dans ton maillet hier soir pour célébrer ta victoire triomphale ?
Il marche à mes côtés dans le corridor. Mon nouveau client est escorté tout juste derrière nous.
— Si je n’ai pas défendu fortement sa remise en liberté, c’est parce que je le voulais ainsi. Sinon ce jeune serait maintenant libre d’aller s’acheter de la mari ou de rouler dans un skate-park. Et ne t’inquiète pas pour ma vie sexuelle, Rancourt, elle est bien remplie. Inquiète-toi plutôt de l’inexistence de la tienne !
— Je suis marié ! dit-il avec assurance.
— Justement ! Le sexe n’est plus ton activité de prédilection, n’est-ce pas ? Arrête de fantasmer sur le contenu érotique de mes nuits pour alimenter tes érections.
Le procureur s’arrête devant une autre salle d’audience.
— Sans blague, Hudson, c’est quoi ton jeu dans ce dossier ? s’informe-t-il pendant que je m’éloigne.
— Je ne blague pas dans un palais de justice. Ni pour mes dossiers, ni pour l’évaluation de ta vie sexuelle ou le constat de la mienne !
Je repense brièvement à la baise de la veille qui était effectivement la consécration de ma victoire. Une relation purement sexuelle avec une femme qui était strictement attirée par la représentation de ce que je suis. Ou par le corps dont la nature m’a gracieusement fait cadeau. Comme elle a aussi gâté la belle avec qui je me suis amusé pour alléger le stress du procès que je venais de gagner.
Je regarde Benjamin par-dessus mon épaule.
— On va aller discuter dans une salle privée.
Nouvelles TVSO : Entrevue avec l'auteure Judith Bannon (20 janvier 2016)