Chérif a cinquante ans, et la vie de ce professeur d'université spécialiste du siècle des lumières est à un tournant. Il ne supporte plus la violence qui s'abat sur les étudiants grévistes, il démissionne, se cherche une nouvelle voie. Comme une boule de flipper il se cogne où qu'il aille, secoué, de conflits en départs. Une vieille photo de classe va faire ressurgir un amour de jeunesse, et une idée fixe : la retrouver.
Ce roman n'est pas toujours simple à suivre dans sa temporalité, qui passe sans transition du présent au passé, sans repères datés, mais on est porté par une écriture magnifique, très poétique. L'auteur nous promène dans différents lieux et époques, en Tunisie et en France, il nous montre tout ce que le temps transforme et détruit, les lieux comme les amours.
Un roman plein de nostalgie, très touchant.
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Bagdad, le 28 janvier 1991
Je n'ai pas vu Bagdad.
J'ai vu un palace international, une chambre climatisée et des vitres opaques.
J'ai vu des monceaux de caméras, des appareils de photo pendus en breloques autour du cou d'envoyés spéciaux. J'ai vu des troupeaux de journalistes accourus de tous les horizons migrant vers le bar de l'hôtel.
J'ai vu une guerre propre, des hôpitaux pris d'assaut, des morts, des blessés gisant dans des couloirs encombrés de chariots, de lits et de matelas jetés par terre.
J'ai vu une guerre propre et des ponts soufflés, moignons de ferraille gigotant dans le vide au-dessus des eaux limoneuses du Tigre.
J'ai vu une guerre propre et des maisons pulvérisées, des rues défoncées, des abris réduits en poussière, et encore des morts, carbonisés, déchiquetés, lambeaux de cadavres épars parmi les décombres, et encore des blessés, des brûlés, des amputés.
J'ai vu une guerre propre et des enfants malades, dénutris, anémiés, et leurs mères, j'ai vu des yeux écarquillés, leur lait tari dans leurs seins flappis comme des figues sèches.
J'ai vu une guerre propre et des vivres vendus leur pesant d'or.
J'ai vu une guerre propre et des écoles fermées, des facultés désertées, des étudiants déguisés dans les uniformes de la chair à canon.
J'ai vu une guerre propre et une femme devant les ruines de sa maison, une larme, une seule, roulait sur sa joue.
Je n'ai pas vu Bagdad.
Il commençait à construire ses phrases comme un maçon son mur, brique sur brique, liées par le ciment du silence où flottait en filigrane le crissement des plumes sur le papier, le bruissement des pages tournées, un raclement de gorge, une toux réprimée. Les mots devenaient ce pont suspendu entre sa chaire et les rangées de bancs qui s'étageaient jusqu'au mur du fond, passerelle fragile tissée du seul son de sa voix.
Un demi-siècle, ça vous en fait une de ces tronches, ça vous ravine là, vous érode ici, ça vous boursoufle les joues, ça vous aspire les orbites, c'est comme le vent ou la mer, ça vous modifie le paysage, décidément il ne s'habituera jamais à cette tête cabossée.
Comme au temps des conquêtes coloniales, on tuait, on détruisait les maisons, seul le prétexte avait changé. Avant, c'était, au choix, l'accession à la modernité ou à l'Evangile, les bienfaits de la civilisation occidentale. Aujourd'hui, la démocratisation ou les droits de l'homme servaient de cheval de bataille.
L'étoffe du ciel se déchirait par intermittence, les chasseurs y imprimaient de brèves lacérations, d'éblouissantes corolles s'ouvraient entre ciel et terre, il pleuvait des fleurs de mort, de temps à autre un grondement roulait, le ciel s'effilochait comme un tissu déchiré d'accrocs.
[Mots d'auteurs] "De la nécessité d'écrire", Ali Becheur :
-Tunis Blues
-Le Paradis des femmes
-Chems Palace
-Les lendemains d'hier
Un grand merci à Lucie Eple pour cette interview !
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