Giorgio Vasari à
Laurent Binet.
Florence, 30 décembre 1556
Par un système dont un certain Léonard avait le secret, j'ai trouvé un moyen de vous écrire depuis le passé.
Permettez moi de vous appeler Lorenzo,
Car par un moyen encore plus mystérieux, j'ai réussi à entrer en possession de l'un de vos manuscrits. Ah ce fameux Léonard, toujours aussi surprenant, dont j'ai pu écrire, à son sujet, dans mes "Vite"
"On voit l'influence céleste faire pleuvoir les dons les plus précieux sur certains hommes, souvent avec régularité et quelquefois d'une manière surnaturelle on la voit réunir sans mesure en un même être la beauté, la grâce, le talent et porter chacune de ces qualités à une telle perfection que, de quelque côté que se tourne ce privilégié, chacune de ses actions est tellement divine que, distançant tous les autres hommes, ses qualités apparaissent ce qu'elles sont en réalité, comme accordées par Dieu et non acquises par l'industrie humaine. C'est ce que l'on a pu voir dans
Léonard de Vinci, qui réunissait à une beauté physique au-dessus de tout éloge une grâce infinie dans tous ses actes ; quant à son talent, il était tel, que n'importe quelle difficulté se présentant à son esprit, il la résolvait sans effort. Chez lui, la dextérité s'alliait à une force très grande ; chez lui l'esprit et le courage avaient quelque chose de royal et de magnanime. Enfin sa réputation grandit tellement que, répandue partout de son vivant, elle s'étendit encore davantage après sa mort."
Dans cet esprit si bien doué par Dieu, il y avait une telle puissance de démonstration, d'accord avec l'intelligence et la mémoire, et ses mains savaient si bien rendre, par le dessin, le concept de ses idées, qu'il l'emportait par ses raisonnements et que ses discours confondaient l'esprit le plus hardi. Il composait continuellement des modèles et des dessins pour aplanir facilement des montagnes, les percer afin d'unir deux plaines, puis soulever, au moyen de vis, de leviers et de cabestans, des poids énormes ; il inventait également des moyens de curer un port, des pompes pour faire monter l'eau. Enfin, sa tête était en travail continuel et, de tous ces projets, il est résulté un grand nombre de dessins qui sont épars çà et là, entre les mains des artistes.
Pas étonnant qu'il ait trouvé le moyen de faire voyager votre écrit jusqu'à moi et soyez assuré chez Lorenzo que j'ai pris un plaisir inégalé à vous lire.
Quelle merveilleuse idée que d'avoir utilisé et choisi un récit épistolaire pour y dissimuler une trame mélangeant crime et enquête...
Et là également, quelle merveilleuse idée de faire intervenir dans votre texte le grand
Michel-Ange dont j'ai pu dire :
"Tandis que les esprits industrieux et élevés, grâce à la lumière du très célèbre Giotto et de ses successeurs, s'efforçaient de donner au monde une preuve de la valeur dont la bienfaisance de leur étoile et leur complexion naturelle les avaient doués ; tandis que, désireux d'imiter la grandeur de la nature par l'excellence de l'art, pour parvenir, autant qu'il leur était permis, à cette suprême connaissance des choses qu'on nomme généralement l'intelligence, ils se livraient aux plus grands efforts, quoique bien souvent en vain ; le bienveillant Maître des cieux tourna les yeux vers la terre, et voyant la vaine infinité de tant de fatigues, l'insuccès de tant d'études opiniâtres et la présomptueuse opinion des hommes plus éloignés de la vérité que les ténèbres ne sont distantes de la lumière, le Maître des cieux, dis-je, se décida à envoyer sur la terre un génie qui fût universel dans tous les arts et dans tous les métiers, et qui montrât par lui seul quelle chose est la perfection de l'art du dessin, tant pour esquisser, faire les contours, les ombres et les lumières, donner du relief aux choses de la peinture, introduire un jugement droit dans les procédés de la sculpture, enfin, en architecture, rendre les habitations commodes et sûres, saines, agréables, bien proportionnées et riches dans les ornements variés."
Alors certes des esprits chagrins ont pu me reprocher d'avoir fait montre de trop d'égards à son sujet, mais reconnaissez que l'héritage qu'il vous a légué, qu'il nous a légué est incommensurable...
Même ses mots ont traversés les siècles :
“J'ai vu un ange dans le marbre et j'ai seulement ciselé jusqu'à l'en libérer.”
“Dieu a donné une soeur au souvenir et il l'a appelée espérance.”
J'ai même eu vent de ce qu'un certain
Goethe écrivit : "...qui n'a vu la Sixtine ne peut se faire une idée juste de ce que peut un homme."
De fait, dans votre ouvrage il ne pouvait être absent car il fait partie de ces personnages incontournables de la Renaissance.... Ce creuset dans lequel bouillonnaient les passions, un terreau où fleurissaient les génies.
Et que dire de votre titre,
perspective(s) utilisé tel un bon mot ou un mot d'esprit. Jouer sur cette polysémie du mot quelle magnifique idée...
Cette perspective qui met l'observateur, peintre puis spectateur, à la base de la construction pictoriale, comme l'humanisme émergent met l'homme au centre de la réflexion. Certains bataillent âprement sur son "invention ou sa théorisation " l'attribuant à
Filippo Brunelleschi ou à Leon Battista Albert, mais au final peu importe, tant depuis s'en sont emparée. Et puis sans elle l'histoire de l'art en eut été différente, ne pensez-vous pas ?
Mais aussi le perspective telle la multiplicité des points de vue.
Cette multiplicité qui fait de moi, Monsieur votre obligé, car vous avez fait le choix de me donner ce rôle "d'enquêteur" de "détective" qui pour déjouer cette ténébreuse affaire doit envisager toutes les possibilités, tous les protagonistes.
Et, excusez cette fausse modestie Monsieur, qui mieux que moi qui ai rassemblé leurs Vies, pour mener à bien votre sujet.
Moi qui suis le concepteur du corridor, qui porte mon nom, dont le mission était de dissimuler les Médicis, qui se rendaient du Palazzo Vecchio au Palais Pitti, certains ont dit que c'était pour se prémunir contre des tentatives d'attentats en évitant de descendre dans la rue et ainsi pouvoir traverser sans escorte le fleuve de l'Arno par le Ponte Vecchio. D'autres y ont vu une confirmation de l'adage "voir sans être vu".
L'ironie du sort c'est que dans la deuxième partie de mes "Vite", un chapitre est consacré à Pontormo, que je concluait de la manière suivante : "Le Pontormo avait d'étranges lubies, il redoutait tellement la mort qu'il ne voulait point en entendre parler, et qu'il fuyait les enterrements comme la peste. Il n'allait jamais à une fête ni dans les endroits où la foule se portait, de peur d'être étouffé ; il aimait la solitude au-delà de toute expression. Parfois, au moment de peindre, il se laissait entraîner à des rêveries si profondes, qu'il passait la journée sans avoir touché à son pinceau. Il est à croire que cela lui arriva souvent dans la chapelle de San Lorenzo, car, lorsqu'il ne tombait point dans de semblables irrésolutions, il était prompt à exécuter ce qu'il avait en tête."
Le moins que l'on puisse dire c'est qu'au travers de votre livre vous avez trouvé le moyen d'en laisser une image toute différente et aux antipodes de ce que j'ai pu écrire. Vous avez su lui rendre hommage, et le mettre dans la lumière. Lui qui orna seul les chars de la compagnie du Diamant, dont le chef était Julien de Médicis, de peintures en clair-obscur représentant plusieurs métamorphoses des dieux. Sur le premier char était écrit en grosses lettres : ERIMUS ; sur le second : SUMUS, et sur le troisième : FUIMUS, c'est-à-dire : nous serons, nous sommes, nous avons été.
Alors pour conclure cette missive, je souhaite une belle vie à votre livre. Qu'il puisse passer de mains en mains et permette au plus grand nombre de découvrir, par ce procédé littéraire original, cette période si riche à laquelle j'ai assisté et participé.
Qui sait, peut-être vous aurais-je trouvé une place dans mon tableau Six Poètes toscan, à moins que grâce à vous, il me serait venu à l'esprit de peindre un autre tableau.
Et comme, à l'époque il était commun de donner un surnom, voire un sobriquet, aux artistes, permettez-moi de vous remercier en signant cette missive de ces mots :
Grazie a voi Lorenzo il Scrittore