Michel Blanchard est journaliste à l'agence France Presse. Mais c'est un travail d'universitaire qu'il nous livre, travail réalisé sous la direction de
Bertrand Badie à l'IEP de Paris. Ce travail a pour cadre géographique la péninsule indochinoise, que
Michel Blanchard connaît bien pour y voyager et y travailler depuis une vingtaine d'années. L'objet précis de l'ouvrage est la frontière khméro-vietnamienne à laquelle le chercheur belge Raoul M. Jennar vient, lui aussi, de consacrer sa thèse. Cette frontière, toujours contestée, est le point de rencontre de deux peuples.
D'un côté, le peuple khmer dominait, à la fin du XIIe siècle l'Asie du Sud-Est, de l'embouchure de la Chao Phraya jusqu'à celle du Mékong. La croissance des royaumes thaïs de Sukhotai puis d'Ayutthaya absorba la plus grande partie du territoire de l'Empire khmer, qui se réduisit comme une peau de chagrin après la chute d'Angkor en 1432. La capitale était transférée à Phnom Penh en 1434 et le peuplement du delta du Mékong commençait. Mais, les Khmers, refoulés du Nord par les Siamois, rencontraient au Sud les Vietnamiens. Ceux-ci, à partir du delta du Fleuve rouge, autour d'Hanoi, ont entrepris, depuis le XVIe siècle, une « marche vers le sud » (nam tiên) qui allait conduire à la colonisation vietnamienne du delta du Mékong aux dépens de l'Empire khmer en pleine décadence.
Le protectorat français établi en 1863 vient sauver le Cambodge de l'appétit de ses voisins. Il importe également une conception occidentale de la frontière ignorée des Indochinois pour qui, jusqu'alors, la frontière était « un reflet des rapports de force, la marque mouvante sur le terrain des avancées et des reculs d'empires tour à tour vainqueurs et vaincus » (p. 26). La frontière était conçue non comme une ligne (boundary) mais comme une zone séparant le civilisé du sauvage (on retrouve la conception américaine de la fronteer développée à la fin du XIXe siècle par
F. Turner). le colonisateur a essayé d'imposer la démarcation d'une frontière linéaire. La tâche était techniquement difficile, sur plus de mille kilomètres, depuis le Golfe du Siam jusqu'aux hauts plateaux quasi désertiques du Ratanakiri. Les difficultés politiques n'étaient pas moindres, la France étant accusée de favoriser la Cochinchine, une colonie, au détriment du Cambodge, un protectorat. Toujours est-il qu'une convention frontalière est signée en 1873 qui reconnaît notamment au Cambodge la possession d'un « bec de canard » (l'actuelle province de Svay Rieng).
Ces frontières, dont héritent les jeunes États décolonisés, demeurent un point de discorde. Vues d'Occident, les rivalités khméro-cambodgiennes auraient, logiquement, dû cesser avec l'arrivée au pouvoir, à Hanoi et à Phnom Penh, de gouvernement communistes. C'est méconnaître le « nationalisme ardent » des Khmers rouges, « l'antipathie viscérale pour le Vietnam d'un Pol Pot ». D'où un conflit inexplicable dans le cadre des rapports de guerre froide.
La frontière khméro-vietnamienne est, aujourd'hui encore, une ligne de fracture. Sans céder aux thèses culturalistes de
Samuel Huntington, on doit noter qu'elle sépare deux civilisations, la civilisation confucéenne et la civilisation hindouiste. Elle sépare, surtout, deux espaces très différents : d'un côté un pays de plus de 75 millions d'habitants, fort de sa légitimité historique, en plein développement économique, de l'autre un petit pays de dix millions d'habitants à peine où la densité n'atteint pas 60 habitants au km².
Ces deux pays se détestent cordialement et ce «racisme» peut, sur le terrain, atteindre des proportions inquiétantes. En fait, ce n'est plus la frontière en tant que telle qui pose problème. Son tracé est globalement accepté ; c'est sa fonction qui reste à définir. Frontière-coupure entre deux peuples, deux civilisations ? Ou frontière-couture entre deux territoires complémentaires désormais intégrés au sein d'un même ensemble régional, l'Asean ?