Au cours de votre vie de lecteur ou de lectrice, n'avez-vous jamais ressenti cette impression d'avoir découvert, dès les premières pages d'un livre, l'auteur qu'aucun autre écrivain ne pourrait surpasser tant sa plume portait notre langue française à son apothéose. Vous avez ressenti une grande jouissance à voir défiler sous vos yeux des phrases, d'une telle poésie, d'une telle fluidité, d'une telle perfection, qu'il vous est apparu impossible de trouver mieux. C'était la rencontre, l'ultime rencontre.
La première de ces rencontres remonte, pour moi, à la sortie de mon adolescence lorsque j'ai entamé la lecture de «
La Recherche » de
Marcel Proust. Ce fut un coup de foudre dès les premières pages et je ne l'ai jamais désavoué. Je suis toujours restée marquée par l'émotion ressentie un peu comme une impression photographique.
Bien sur, il y a eu d'autres rencontres mais elles n'ont pas été si nombreuses que cela. Nous connaissons tous des écrivains dont nous apprécions le style, la création, mais l'éblouissement se fait plus rare.
La lecture de «
La Vie d'Arseniev » d'
Ivan Bounine a été pour moi l'occasion de retrouver ce choc émotionnel avec de surcroit, une admiration pour le travail accompli par la traductrice
Claire Hauchard.
Si les phrases de Bounine sont plus courtes et plus accessibles que celles de
Proust, il y a avec «
La Vie d'Arseniev », le même travail de mémoire afin de recréer une période qui n'est plus, avec ce même soin du détail, cette poésie, ce lyrisme si mélodieux. L'un et l'autre éprouvent la nécessité de coucher sur le papier la trame d'un monde disparu afin d'en transmettre, peut-être, une image à la postérité.
Lorsqu'Yvan Bounine écrit «
La Vie d'Arseniev », il est exilé en France. Pressent-il qu'il ne retournera plus en Russie ? La plume de Bounine est à la fois sublime, envoutante, mais elle porte en elle une grande mélancolie : se remémorer ses jeunes années certainement accompagnées de regrets, loin de son pays natal, il y a en cela quelque chose de douloureux.
« Alexis Arseniev » lui a valu le
Prix Nobel de Littérature en 1933. Ce n'est pas une véritable autobiographie au sens strict du terme mais une fiction inspirée de son histoire : Alexis alias Aliocha est certainement le frère jumeau d'
Ivan Bounine, ils ont beaucoup de points communs.
Ouvrir «
La Vie d'Arseniev » c'est ouvrir une porte sur la Russie, c'est ressentir l'âme de ce pays façonnée par la foi orthodoxe et empreinte de mystique,
«Je me signais comme d'habitude devant l'icône suspendue près de mon misérable petit lit de fer. Curieusement cette icône ne m'a jamais quitté et se trouve encore maintenant dans ma chambre à coucher. C'est une planchette lisse d'un vert olive sombre, durcie par le temps, le dessin est recouvert d'une châsse en argent de facture grossière » Page 359.
C'est sentir le froid neigeux de la campagne souffler dans le tambour de l'entrée d'un manoir, c'est admirer la blancheur des champs, c'est découvrir la lumière qui annonce le printemps, c'est se réveiller un beau matin et regarder le soleil briller par la fenêtre, c'est se promener dans un parc qui embaume, c'est imaginer les champs de blés et de seigle à perte de vue et les jambes nues des paysannes qui travaillent aux champs, c'est chevaucher dans l'immensité de la steppe, c'est regarder l'encolure de sa jument, sa crinière rejetée de côté et secouée régulièrement au rythme de la course, c'est aller à la rencontre des moujiks, prendre une télégue, côtoyer des intellectuels provinciaux de la fin du 19ème siècle. Bounine sent, observe, enregistre, respire la Russie et le lecteur avec lui.
Ivan Bounine incarne merveilleusement cette Russie impériale qui connait ses derniers soubresauts, le monde de l'aristocratie terrienne désargentée qui sera englouti par la révolution « d'Octobre »
Ce roman comporte cinq livres qui nous comptent les différentes étapes de la vie d'Aliocha, ses prises de conscience au fur et à mesure qu'il passe de l'enfance à la jeunesse dans le domaine familial de Kamenka puis de Batourino dans l'immensité de la région des steppes.
« Issu de la lignée des Arséniev, de ses origines, il n'en connaît presque rien, il sait seulement que dans l'Armorial sa famille figure parmi celles dont l'origine se perd dans
la nuit des temps, qu'elle est glorieuse bien que désargentée ».Page 9.
Sa vie se partage entre un père aimant, cultivé mais oisif, dilapidant sa fortune au jeu ; les dettes s'accumulant, la pauvreté se fait sentir. Sa mère est triste, très investie dans la religion.
Page 21, il écrit « A ma mère se rattache l'amour le plus douloureux de ma vie, les choses et les êtres que nous aimons sont pour nous une souffrance ne serait-ce que par la crainte perpétuelle de les perdre et plus loin, il écrira « Dans la lointaine terre natale, puisse-t-elle reposer en paix, solitaire et oubliée de tous à jamais et que soit béni son nom cher entre tous ! Se peut-il que celle dont le crâne sans yeux, les ossements gris, sont enterrés quelque part là-bas, dans le bosquet d'un cimetière de petite ville de province russe, au fond d'une tombe désormais anonyme, se peut-il que ce soit elle qui jadis m'a bercé dans ses bras ? ».
Il a deux frères plus âgés que lui et deux petites soeurs.
Aliocha partage avec le lecteur ses interrogations existentielles : sur la mort dont il a pris conscience très tôt surtout au décès de Senka (un domestique ?) tombé dans la Crevasse du domaine. Il médite sur la fragilité de l'existence et son monde se fissure avec la mort de sa petite soeur Nadia, et celle de son oncle Pissarev.
J'ai particulièrement aimé la jeunesse d'Alexis. Cet enfant solitaire qui va explorer un domaine trop grand pour lui mais qui rêve néanmoins d'évasion au-delà de la ligne d'horizon.
C'est cette immensité, ces paysages, qui feront de lui un poète et un esthète.
Il évoque ses années au lycée, la découverte du socialisme qui va mener son frère Georges en prison. Il fait part de ses interrogations sur le sens de l'écriture, il évoque Tolstoï,
Gogol, Lermontov mais la merveille à mes yeux, ce sont les vers de
Pouchkine qui parsèment cet ouvrage. Et puis il y a le grand amour de sa vie, Lika, qui à force de douter de l'amour que lui-même lui porte, le quittera, épuisée de se tourmenter.
Andréï Makine dira d'
Ivan Bounine :
La Russie de Bounine, sans qu'aucun effort d'idéalisation n'intervienne, devient l'objet esthétique par excellence – arraché au temps, à l'utile, au fonctionnel. La Tradition russe retrouve dans l'oeuvre de Bounine, cette aspiration vers l'éternel qui animait tant de personnages des grands classiques russes.
En 2015, son dossier était étudié par Yad Vashem pour avoir caché trois juifs chez lui au péril de sa vie, à Grasse où une statue lui a été érigée en juin 2017.
Je finis avec un clin d'oeil à une amie sur Babélio : Bookycooky qui m'avait dit « tu vas fondre », tu ne t'es pas trompée et Annette55 qui parlait « du miracle de l'écriture », je confirme.