De la raison de le choisir dans la masse critique :
Faire d'une pierre deux coups, voilà quelle fut ma pensée première. Je voudrais tant que rien de ce qui est humain - et inhumain (dans le sens non-humain) - ne me soit étranger. Or j'avance en âge tout en ayant négligé l'étude des philosophes. Trop distrait par des détails du quotidien, je me suis laissé accaparer, moins que la plupart cependant trop encore à mes propres yeux, par une routine faite d'agitation contemporaine, confortable mais asseptisante. N'ayant ni lu Spinosa, ni approché Pascal, j'étais d'autant plus enclin à les vouloir connaître tous les deux dans leurs différences et leurs rapprochements.
Dans mon relatif isolement, j'en suis arrivé à développer une croyance, plus ou moins instinctive, dans la croissance constante, mais par paliers, de la connaissance humaine façonnant le monde et inversémment. Ainsi le monde qui m'entoure aujourd'hui a dépassé celui de Pascal et Spinosa qui n'avait, lui, déjà plus rien à voir avec celui des philosophes grecs et moins encore avec celui de l'Egypte antique. Exempt personnellement de penchant naturel à l'admiration des grands hommes, encore moins après leur mort, j'étais curieux aussi de pouvoir évaluer ces deux grands penseurs d'il y a près de 4 siècles à travers le double prisme de l'analyse d'intellectuels contemporains.
De la raison de le lire jusqu'au bout :
Je tiens particulièrement à remercier Babelio et les éditions Amsterdam pour m'avoir offert ce livre érudit. Car sans cette opération masse critique, je ne l'aurais jamais lu, il n'aurait pas passé mon filtre de sélection habituel. Ma première réaction, après l'avoir feuilleté, a été de considérer avec dégoût, tant certains passages infatués se dérobèrent à ma compréhension, que j'avais commis une lamentable erreur et que j'en avais privé de la lecture un spécialiste.
Mais un contrat est un contrat ; et un contrat moral est d'abord un contrat envers soi-même. de plus, je m'étais fixé un objectif et je m'étais motivé à le réaliser : j'avais de fait déjà démarré le processus cognitif dès réception de l'annonce de ma sélection par Marie-Delphine. Enfin, renacler devant la difficulté n'est pas vraiment dans mes habitudes. Il m'est arrivé bien souvent d'expérimenter que la persévérance dans l'apprentissage peut soudainement déboucher sur l'entendement sans savoir vraiment ni pourquoi, ni comment. Plus que tout, j'ai la profonde conviction que la connaissance est source de liberté et la liberté vaut bien de se donner la peine d'en rechercher les moyens.
p. 290 "Au lieu de railler, déplorer et maudire les actions humaines, j'ai mis tous mes soins à les comprendre." Spinosa TP, I, IV.
De la raison d'employer une méthode rigoureuse pour y arriver :
J'ai décidé d'accorder à cette lecture les heures où mon attention est la plus soutenue, soit entre 10h et midi, chaque matin pendant près de vingt jours, car je m'apprétais à un texte sérieux, complexe, compliqué pour moi vu mon peu de références en la matière. Mais je n'avais pas anticipé le plaisir de complexification étalé à l'envi par les auteurs de quelques chapitres (qui plus est dans la première moitié). Il m'a fallu chez certains lire plusieures fois de longs passages avant d'accepter ne pouvoir les comprendre. Chaque chapitre est fort heureusement écrit par un auteur différent, vingt-quatre au total. La majorité d'entre eux n'ont pas pour principale volonté de prouver leur supériorité intellectuelle par l'emploi excessif d'un vocable inusité en dehors de leur cercle restreint ou d'une syntaxe alambiquée d'un hermétisme frôlant l'obscurantisme. Bienvenue diversité : polyphonie réjouissante !
Avec une motivation sans faille doublée d'une application soutenue et d'une grande rigueur, j'ai ainsi pu piocher une vingtaines de pages par jour. Et, au prix d'une longue réflexion, avoir l'heureuse impression de comprendre plus de la moitié du bouquin, ce qui est finalement pour moi une grande satisfaction. Je ne doute pas que certains passages continueront d'alimenter ma réflexion. Je me sens aussi conforté dans certaines intuitions acquises précédemment par d'autres rencontres. J'en ressort notamment avec le sentiment renforcé de vivre dans une caverne bien moins exigüe que celle de Pascal et Spinosa : mon univers est plus riche, plus vaste, plus éblouissant que le leur et ainsi la pensée dans laquelle je baigne.
De mon affinité élective pour Spinosa :
Le but de l'ouvrage n'est évidemment pas de jouer un philosophe contre l'autre. Ce n'est pas un match de boxe ! Il n'empêche qu'il n'est pas interdit d'avoir éventuellement une plus grande proximité pour l'un que pour l'autre, un affect personnel pourrait-on dire.
A près de quatre cent ans d'interval, je considère personellement que Pascal se met KO tout seul en échaffaudant toute sa pensée sur une fable inventée par des hommes il y a des millénaires. A vouloir expliquer le destin des hommes à partir de la chute d'Adam, aussi belle que fût sa construction, il l'a bâtie sur du sable : je fais donc le pari qu'elle ne pourra que s'écrouler. Ce seul argument suffit pour moi à le disqualifier. J'ai bien d'autres divergences et notamment je me hérisse et me dissocie totalement lorsque je lis p. 320 "notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur hors de nous" Pensées 143-464 ; le mien me hurle l'exact contraire. Enfin et surtout, je m'insupporte de sa servilité par rapport à l'ordre établi, qu'il soit spirituel ou temporel. Moi, je reste tellement marqué depuis ma jeunesse par le "Ote-toi de mon soleil" de Diogène qui m'a toujours semblé être le summum de la liberté engagée par un réel courage physique. J'y ai toujours associé ce que doit être l'attribut du philosophe : l'indépendance par rapport à la pensée dominante.
Par contraste le Dieu de la Nature de Spinosa me paraît, des siècles plus tard, beaucoup plus compatible avec le Big Bang. Et toute la posture de Spinosa beaucoup plus indépendante des courants dominants qu'il n'hésite pas à questionner. Si Pascal reste un grand géomètre et un très grand mathématicien, donc un penseur de son temps, Spinosa m'apparait sans conteste un bien plus grand philosophe devant l'éternité, avec le courage de proposer une alternative plus moderne à la conception en vigueur à son époque. Au risque accepté de l'exclusion, Spinosa pousse l'exploration hors de la caverne de son siècle et nous sort de l'aveuglement collectif du moment. Sa pensée audacieuse façonne, à mes yeux, un monde plus riche et nous libère.
"Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion, et je consens que ceux qui le veulent meurent pour ce qu'ils croient être leur bien, pourvu qu'il me soit permis à moi de vivre pour la vérité." p.323 Spinosa Lettre XXX, à Oldenburg, 1665.
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Spinoza à Paris 8 - 11 décembre 2014 Laurent BOVE