A mesure que le temps s'écoulait, nous rapporte Nicolas Brian-Chanonov,
Tourgueniev devenait de plus en plus enthousiaste vis-à-vis de Guerre et Paix de son illustre confrère. Il lui arriva même de faire montre d'un lyrisme presque trop appuyé envers l'oeuvre. Un jour, c'était en 1880, devant quelques amis rassemblés dans le salon de sa maison de campagne de Spassloié,
Tourgueniev lut, avec cet art qui lui était propre, la page du roman de Tolstoï dans laquelle le défilé devant le général Bagration de deux bataillons du 6e Chasseurs allait à l'attaque de l'ennemi :
"Ils n'étaient pas encore arrivés à la hauteur de Bagration et cependant on entendait déjà le pas lourd et scandé d'une grande masse de gens s'avançant comme un seul homme."
Tourguenief lut jusqu'au bout ce chapitre et dit, en posant le livre sur la table ; " Je ne connais rien de plus parfait, au point de vue descriptif dans aucune autre littérature que ce chapitre. Ca, c'est une description, voilà comment il faut décrire.
Tout le monde fut du son avis. Mais Tourguenief continuait encore à s'extasier sur les pages qu'il venait de lire..
L'éloge de Tourguenief ne fut pas mince parce qu'on ne peut pas dire que Tolstoï soit versé dans la description comme un
Flaubert par exemple. Il décrit toujours un point particulier plus qu'un autre qui va donner la mesure, la tonalité ou l'éclairage complet de l'endroit ou de ce qui s'y passe du point de vue le plus évocateur possible, de l'oeil furtif presqu'animal qui est le sien en fait. C'est bien de son monde qu'il s'agit ! Aller à l'essentiel sans fioritures. Les choses accessoires ne seront dites que si elles ont un intérêt pour la suite. Je pense aux bottes percées du Serviteur dans Maître et serviteur .. Il m'étonnerait qu'on retrouve un propos annexe chez Tolstoï pour ce qu'il est. C'est à la fois imagé et synthétiste, parfois symbolique mais plus poétique.