« Bonjour… Oh, je vois que je vous interromps…
-Bonjour ! Mais non, ce n'est pas grave. Je continuerai ma petite cuisine plus tard *ferme avec soin la porte* Installez-vous, mettez-vous à l'aise. J'apporte du thé.
-C'est… c'est la critique de Providence, ici ?
-Superbe édition intégrale, si vous voulez mon avis. Et voilà ! le thé et des biscuits au citron maison.
-Merci. Je ne sais pas très bien comment je me retrouve chez vous…
-Ne vous inquiétez pas. Vous avez suivi les clics. Votre venue ici était inéluctable.
Providence. Quelle oeuvre étrange ! Trois personnes l'ont écrite, dont l'un à titre posthume, voilà qui est original.
Lovecraft est mort il y a longtemps, il n'a donc pas participé directement. Trois est un chiffre magique, tout le monde le sait.
-Que voulez-vous dire ?
-Providence représente le résultat du travail de trois créateurs :
H. P. Lovecraft, le fondateur de mythes au XXe siècle,
Alan Moore, faiseur d'histoires, qui a collecté la mythologie de
Lovecraft pour écrire une histoire originale, et
Jacen Burrows, un talentueux dessinateur qui a fait basculer leurs idées dans le monde du visible.
-C'est un comics, n'est-ce pas ? Je crains bien ne pas trop apprécier le genre. Pour moi, la BD américaine se réduit à des dessins de gros tas de muscles ou de copieuses poitrines et à des couleurs criardes séparées des autres par d'énormes lignes noires… très bons, les biscuits, et le thé aussi.
-Merci. Vous vous trompez lourdement. Burrows a adopté un style réaliste et plaisant à l'oeil. Il a réalisé de belles planches nettement découpées, aux couleurs douces. Cela ne ressemble en rien aux histoires de super-héros entrevues ici ou là. La première fois que j'ai tenu ce livre entre mes mains, j'ai cru qu'il s'agissait d'une BD franco-belge tellement les dessins, les visages et les décors étaient clairs et soignés. Preuve que nous avons tous des préjugés, hahaha…
-Hahaha. Quant à l'histoire en elle-même… je crois que je n'ai pas tout compris.
-Reprenons donc le début, voulez-vous ? Or donc,
Robert Black, journaliste, a besoin de rédiger un court article pour combler un blanc dans son journal. Il part à la rencontre d'un certain Emilio Alvarez et discute avec
lui littérature et occultisme. de retour au bureau, il apprend le suicide d'un proche. Fort ému, il quitte son emploi et explore la Nouvelle-Angleterre pour y glaner les idées qui peupleront son roman en projet.
Ce pauvre Robert, il ne sait pas dans quoi il va se fourrer…
-Chaque chapitre se termine sur le journal de
Robert Black. N'avez-vous pas trouvé toute cette prose ennuyeuse ? Et les extraits du fascicule de Suydam ? leur lecture est fastidieuse, non ?
-Vous avez tort et raison à la fois. Raison, parce qu'en effet ces textes ralentissent considérablement l'action. Leur lecture n'est pas facile, il est vrai.
Toutefois, vous avez tort. le journal de Black et le fascicule ajoutent de précieuses informations, nécessaires pour la bonne compréhension de la suite.
Si vous voulez mon conseil, ne les lisez pas ces passages-là pour vous assouvir votre besoin d'esthétisme, mais ce
lui de connaissances et d'analyse. le journal de Black révèle bien des choses qu'il cache et qu'il faut comprendre à demi-mot. Il en dit long aussi sur sa personnalité. Que savons-nous de Black si l'on s'en tient à la bande-dessinée ? Bel homme féru de littérature, indifférent aux femmes, brillant causeur, et après ?
Le journal nous permet de le cerner complètement, c'est là qu'il déverse ses doutes, ses tourments et ses incertitudes. Grâce à
lui, nous savons à quel point il est peu sûr de
lui et aveugle aux rencontres qu'il fait. Je
lui trouve un amusant petit côté adolescent, qui jure avec son apparence d'homme accompli et sûr de
lui en société.
Et puis, avoir le point de vue du principal concerné possède un intérêt : ce
lui de comparer ce que vous éprouvez avec ce qu'il vit. Une expérience rare en littérature.
Quant au fascicule de Suydam,
lui aussi recèle de précieuses informations, que Black ne parviendra pas à exploiter. Parfois, la catastrophe se produit parce que vous êtes limité par votre perception.
C'est l'histoire de cette histoire : Black ne comprend ni ce qu'il voit, ni ce qu'il entend à sa juste valeur. Les métaphores n'en sont pas. Fatalement, il se trompe sans cesse sur les gens qu'il rencontre, à l'exception de Tom Malone (quel homme, soit dit en passant).
Providence est une oeuvre qui multiplie les échos à l'intérieur d'elle-même. Aucun signe, aucun mot, aucun dessin n'est laissé au hasard, tous possèdent leur propre signification. A vous de la décrypter. Tous les indices sont là, sous vos yeux.
*gros bruit étrange au-dessus*
-Qu'est-ce que c'est ?
-Oh, ne vous inquiétez pas. C'est Daniel, mon voisin du dessus, il est un peu nerveux. Il a beaucoup voyagé, mais maintenant, il reste ici au repos. Il est devenu très sensible aux cycles lunaires. Ces appartements modernes sont si mal insonorisés ! Parfois, je
lui apporte à manger.
-Ah… hem… bon… alors reprenons. Cette oeuvre est-elle accessible pour qui n'a pas lu
Lovecraft ?
-Ah ! Excellente question. A vrai dire, je n'ai pas la réponse. Je reconnais que la lecture du Cauchemar d'Innsmouth, de
L'affaire Charles Dexter Ward et d'autres nouvelles de ce cher Howard ont considérablement facilité mes promenades à Providence : je me retrouvais en terrain connu et familier. Je suppose que les phénomènes sous-entendus dans ce livre déconcerteront plus d'un néophyte.
D'un autre côté, ne pas connaître
Lovecraft peut représenter un atout : vous irez de surprise en surprise, sans savoir comment l'histoire se finit et vous aurez la joie de découvrir les clés des mystères dans son oeuvre.
Pour en revenir à l'histoire, les chapitres consacrés aux rêves et au photographe Pitman m'ont moins captivée. Je trouvais qu'ils baissaient l'intensité horrifique de l'histoire.
Quant à la conclusion, je reconnais que j'ai dû la lire plusieurs fois. Si les chapitres précédents possédaient un aspect d'énigme à résoudre, ce
lui-ci s'est révélé un véritable puzzle. Pas impossible, cependant, et j'ai pris grande satisfaction à le reconstituer. Mais qu'y a-t-il ? Vous pâlissez, ça ne va pas ?
-Je ne me sens pas très bien… vous… vous avez mis quelque chose dans le thé…
-Pas du tout ! J'ai drogué les biscuits en revanche.
Le voisin aura à dîner ce mois-ci. »