Il faut brûler Eurodisney. C'est le mantra de Fi, jeune femme un peu perdue dans un Belleville assiégé par les milices, la police, l'armée. Depuis que son quartier a été rasé, que son frère est mort dans des circonstances atroces, elle cherche un moyen de surnager. Et surtout, d'atteindre son but : raser Eurodisney et, ainsi, libérer le peuple de la tyrannie. En aura-t-elle la force ? En aura-t-elle le souffle ?
Fi a perdu une partie d'elle-même à la mort de son frère, Mehdi. D'autant que celui-ci n'a pas eu un accident, n'est pas mort de maladie. Non, rien de commun dans son décès : il s'est immolé dans l'enceinte d'Eurodisney. Suicide particulièrement violent, d'autant qu'il reste inexpliqué. Et cela démange Fi de comprendre. D'ailleurs, elle est en dialogue perpétuel avec son frère. Elle s'adresse à lui au fil des pages de ce roman, cherchant une réponse, cherchant une confirmation de ses intuitions. Elle mène l'enquête dans le quartier qu'elle a rejoint depuis peu, Belleville, dans Paris. Mais pas le Belleville que nous connaissons, un Belleville cerné par les forces de l'ordre, aux artères bloquées par des barricades. Car ce quartier s'est autoproclamé « Commune libre de Belleville », un rêve anarchiste où tout le monde s'organise (enfin, pour être sincère, tente de s'organiser) avec les moyens du bord, en respectant les autres et en s'entraidant.
Et c'est dans ces conditions que Fi va creuser son nid. Ou plutôt, le coudre. Car elle manie l'aiguille et la machine à coudre. Elle récupère des tissus à droite à gauche et coud. Tant qu'elle peut. Jusqu'à se faire saigner. Jusqu'à s'endormir sur son ouvrage. C'est un moyen de participer à l'effort de guerre d'abord. Mais aussi et surtout d'avoir une prise sur le monde, sur le réel. Car ne sommes-nous pas recouverts d'une peau, comme d'un vêtement très près du corps. On parle bien du fil de la vie, avec les trois Parques qui le tissent et le coupent. Pourquoi pas le tissu comme extension de notre peau, comme substitut, comme armure, même ?
Sabrina Calvo tisse cette métaphore tout au long de son texte, de plus en plus pressante, de plus en plus présente. Et cela fonctionne. Malgré l'étrangeté de certains rapprochements, l'image s'impose à nous, puissante et tentaculaire.
Et il faut bien cette force pour imaginer affronter l'ennemi suprême, Eurodisney et ses créatures multiples. Dont la souris noire connue dans le monde entier. Décidément,
Sabrina Calvo est attachée à Disney. Déjà, dans
Minuscules flocons de neige depuis dix minutes, qui date de 2006, elle mettait en scène un narrateur parti sur les traces de
Walt Disney et de son empire. Déjà, dans ce roman, onirique par moments, elle envisageait des souterrains et des places secrètes dans le monde de la souris. Et ce n'était pas des tunnels faits de joie et de couleurs, mais des lieux sombres, sources de secrets et d'horreurs. Dans
Melmoth furieux, la tyrannie des troupes soumises à la bête noire est encore au centre de l'histoire. Car ce roman au verbe riche, parfois difficile à percer, instille l'idée que les concepteurs du parc Eurodisney auraient créé, dans leurs sous-sols, des prisons ignorées de tous, afin d'y enfermer leurs opposants, les délinquants de leur monde. Qu'ils assujettissaient leurs employés, les asservissaient, comme des potentats sans scrupule, sans pitié, usant de leur pouvoir dans cette enclave cédée par le gouvernement français. Et ainsi, ils deviennent le symbole de cette société qui emprisonne et met les gens dans des cases, comme derrière des barreaux, leur vole leur liberté et leur folie, leur singularité et leur vie.
Pour vaincre cette entité,
Sabrina Calvo adjoint à Fi un grand poète, Villon. Poète et rebelle, en lutte contre l'ordre établi. Il erre, sans que l'on sache bien ce qu'il fait là et dans quel but. Ni même qui il est exactement. du moins, au début. Car son personnage prend de l'épaisseur peu à peu, avant que de se déliter à nouveau. La symbolique est forte : le poète errant face à la souris noire ; les hordes d'anarchistes face aux tenants de l'ordre quasi-militaire. La déflagration sera sanglante, nécessairement.
L'autrice, enfin, refuse la tyrannie du verbe. Et pas seulement à travers l'histoire. Mais aussi dans la forme. Dans le verbe lui-même. Car, dans ce roman la façon d'écrire est symbole de lutte. Vous connaissez tous la règle de l'accord des adjectifs, qui se fait normalement au masculin dès lors qu'un seul nom d'une longue liste appartient à ce genre. Cela a créé assez de remous, l'injustice étant flagrante. Mais l'usage, que voulez-vous, l'usage ! Eh bien l'usage,
Sabrina Calvo le piétine allégrement. Dans
Melmoth furieux, le féminin l'emporte. À tel point qu'au début, j'avais l'impression que la commune n'était habité que de femmes. Mais non, l'autrice a juste remplacé un choix arbitraire par un autre. Et sincèrement, pourquoi pas. Quand j'ai eu compris le système, je ne me suis même plus aperçu de ce changement. Par contre, je n'ose pas imaginer la tête de certains Académiciens découvrant ces pages…
J'attendais avec impatience et curiosité la parution de ce nouvel opus de
Sabrina Calvo. Et, malgré une légère surprise initiale, une légère période nécessaire pour m'adapter, je n'ai que du bien à en dire. Ce roman est précieux d'abord par sa singularité dans la production actuelle (ce n'est pas le seul, bien sûr :
La Nuit du faune de
Romain Lucazeau, par exemple, ne répond pas non plus aux critères classiques du genre). Il est précieux aussi pour l'univers qu'il crée, qu'il tisse, qu'il ose. Il est précieux, enfin, par les sensations et les sentiments qu'il fait naître, étranges, puissants, envoûtants.
Lien :
https://lenocherdeslivres.wo..