C'est en 2016 que
Romain Lucazeau bouleverse pour la première fois le microcosme de l'imaginaire français avec la publication en deux volumes de Latium, un space-opéra aux intonations mythologiques où les hommes-chiens croisent des I.A devenus nefs sentientes et gigantesques.
Couronné par le Grand Prix de l'Imaginaire et un succès critique (et public) impressionnant, le français finit par rejoindre la Red Team, un groupe d'écrivains de science-fiction en lien avec le Ministère des Armées.
Critiqué sur le moment pour cette participation par une certaine frange de l'imaginaire français,
Romain Lucazeau poursuit son voyage littéraire avec la publication d'un nouveau roman chez Albin Michel Imaginaire pour la rentrée littéraire :
La Nuit du faune.
Et nous n'étions clairement pas prêts…
Il m'est difficile, lecteur, de rendre compte de la Nuit des faunes.
Pas tant que l'intrigue soit difficile à caractériser ou à dénouer, mais que l'ampleur du récit, la densité des thématiques et de la narration font de ce roman une sorte d'Everest.
Et c'est peut-être par-là que nous commencerons le voyage.
Au sommet d'une montagne vivait une jeune fille du nom d'Astrée (qui renvoie autant à une certaine divinité grecque qu'à l'Astrée, roman des romans) dont le petit univers idyllique est préservé du reste du monde par une bulle de quiétude entretenue au moyen d'une colossale Machinerie lovée sous la roche. Un après-midi ordinaire, Astrée voit un bien curieux visiteur pénétrer dans son domaine : un faune. Après avoir escaladé la montagne, l'aventurier attend la réaction de la petite fille…qui n'en est pas vraiment une.
Astrée, sous ses dehors enfantins, est en réalité une très ancienne personne, plus ancienne que bien des galaxies. Polémas, car c'est le nom du jeune faune, n'est pas là par hasard. Il vient pour trouver des réponses et pour comprendre. Il vient pour qu'Astrée, cette divinité qui pourra, il l'espère, changer son existence et celle de sa race encore balbutiante, en lui révélant ses secrets et les clés de la connaissance. Seulement voilà, la première des réponses que lui fait Astrée n'a rien de plaisante, au contraire : le savoir n'a rien de bon pour Polémas car tous ceux qui savent finissent par ne rien faire en réalisant l'inanité de leur action(s). Découragé, le faune part dormir et se réveille dans une autre enveloppe, copie de lui-même faites en neutrinos et qui se prépare à un (très) long voyage en compagnie d'Astrée à travers l'univers.
Qu'est-ce que savoir a de si terrible ?
C'est le premier enjeu de cette immense épopée imaginée par Lucazeau et qui convoque à parts égales le conte mythologique (dont raffole l'auteur depuis Latium) et une aventure Hard-SF jusqu'au-boutiste…mais étrangement plus accessible que celle d'un
Greg Egan. Lancés à travers la galaxie, Polémas et Astrée vont découvrir les multiples visages de l'univers, sous la forme d'une descente aux enfers parfois, sous les traits d'un voyage initiatique souvent, mais toujours avec cette dose d'ébahissement et de sidération qui caractérise la science-fiction la plus importante, celle capable de créer le vertige et de marquer sur la durée. Sur le chemin d'Oz…ou d'Oort, les deux comparses se confrontent au froid cinglant de l'univers, opposant le discours blasé et pessimiste d'Astrée sur les affres de la connaissances aux mille merveilles composant les étoiles. Histoire à deux visages dans un premier temps,
La Nuit du faune semble contredire l'idée même d'un émoussement du merveilleux en montrant, comme
Arthur C. Clarke le disait si bien, que toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. Mieux encore, toute plongée dans les rouages les plus pointus de la physique et des lois de l'univers, ressemble à une manifestation divine, à une multitude de représentations surnaturelles flirtant à part égales avec la poésie et l'art. Au fur et à mesure de cette traversée, Polémas découvre ce qui attend son peuple et lui-même, renforçant ce sentiment ambivalent pour le lecteur pris entre le désespoir du faune broyé par les mâchoires de la fatalité et les visions grandioses dépeintes par un
Romain Lucazeau au sommet de son art.
La Nuit du faune plonge tête la première dans des concepts science-fictifs de pointe, croisant neutrinos, bosons, matière noire, IAs, quasars et autres théories de l'évolution. Pourtant, contrairement à Egan, Lucazeau trouve un angle d'attaque aussi simple que gagnant pour ne pas rendre son histoire hermétique au lecteur : vulgariser les choses pour Polémas, le plus jeune des personnages de l'aventure et donc le plus ignorant, le plus candide.
Du fait, jamais le roman ne nous laisse à la dérive, toujours soucieux des visions fantastiques qu'il nous offre et déployant un Sense of wonder hallucinant. du vaisseau-monde échoué à l'antre d'une créature arachnéenne creusée dans un astéroïde en passant par des méta-civilisations robotiques engagées dans une guerre idéologique éternelle. En 250 pages, le français répertorie les concepts et les merveilles de la SF, les rend aussi beaux que fascinants et parvient même, parfois, à en tirer des frissons d'horreur purs en créant une peur métaphysique irrépressible dans le coeur du lecteur. Devant l'insignifiance de notre existence, devant la petitesse absolue de notre bout de caillou planétaire. Véritable trésor d'intelligence et condensé de ce qu'offre de meilleur un univers de Hard-Science,
La Nuit du faune n'a pour autant pas l'ambition de devenir un musée glacée d'idées et de concepts mais une profonde réflexion sur une quête de sens, une quête d'espoir dans une galaxie où la rigidité mathématique et physique semblent tout anéantir pour les êtres vivants, qu'ils soient de silicium ou de carbone.
En chemin, Polémas et Astrée font la connaissance d'une nouvelle forme de vie post-biologique en la personne d'Alexis, achevant un trio aux aspirations bien différentes. Alexis rêve de mortalité quand Astrée aspire à l'immortalité (et au frisson de la surprise) tandis que Polémas, lui, voudrait simplement la survie des siens et la connaissance (mortelle) des choses. Parvenus aux confins de la Voie Lactée, les trois comparses vont étendre encore leur compréhension des rouages de l'univers, Lucazeau déployant encore et encore des trésors d'imagination pour agrandir toujours plus loin et toujours plus fort ses perspectives et celle du lecteur. Bienvenue dans l'infiniment grand et dans l'infiniment puissant, si puissant que le concept de Dieu lui-même semble trop étriqué même pour expliquer des entités comme Galactée ou le Prophète.
Loin de ne creuser que le sillon science-fictif de son aventure,
Romain Lucazeau exploite ses potentialités philosophiques et métaphysiques, discourant sur la guerre et la rivalité des êtres vivants, sur la conscience de sa propre insuffisance et de ses potentialités, sur l'importance de la vie (et, paradoxalement, de sa fin) sans parler de l'espoir d'une victoire définitive sur l'entropie, ennemi final de toute vie. Comme les hommes-chiens dans Latium, le faune déconstruit sa vision de la divinité, tente de comprendre avec son potentiel limité les implications des enjeux cosmiques qui lui sont soumis et, finalement, accepte le destin le plus sage, celui de l'instant, du présent, du bonheur de l'ignorance.
Il faut bien comprendre à ce stade que
La Nuit du faune réussit de multiples exploits. Celui du style d'abord, à la fois flamboyant et mature, permettant l'expression claire et fluide des merveilles scientifiques comme des interrogations philosophiques de son auteur. Celui de la vulgarisation ensuite avec des concepts pointus qui ne rebutent pas et ne laissent pas sur le bord de la route. Celui de la densité narrative en un nombre de pages restreint, parvenant par la concision à ne jamais lasser et à garder sans cesse un sentiment d'émerveillement qui suivra jusqu'au bout du bout le lecteur.
Celui, enfin, d'une érudition terrifiante (voire intimidante), de la Florence de
Dante à la mythologie grecque en passant par le conte plus populaire, mais sans jamais noyer, sans jamais intimider mais en servant le récit. Un récit immense, apoplexiant mais toujours épatant. Mieux encore, et c'est peut-être le plus important,
Romain Lucazeau permet l'empathie, que ce soit avec Astrée et son sentiment mélancolique face au temps ou avec Polémas et son désespoir grandissant face à ce que réserve l'univers, à ce silence éternel des espaces infinis qui engloutit et détruit la vie elle-même.
La Nuit du faune donne le vertige, éblouit, émeut, fascine, essouffle jusqu'au sublime. le conte entre en collision avec la science, le présent retrouve le passé, les étoiles brûlent et se consument, les civilisations naissent et meurent, inlassable retour vers un recommencement éternel qui nous ramène toujours en début d'après-midi au seuil de l'aventure.
La Nuit du faune se résume très simplement en réalité.
Un chef d'oeuvre de la science-fiction française, une somme des possibles, une histoire prise entre la chaleur de la poésie et la froideur de la physique, une concrétisation d'un talent, celui de
Romain Lucazeau qui s'installe au sommet de la montagne et nous invite au voyage.
Lien :
https://justaword.fr/la-nuit..