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Critique de Aquilon62


Le voyage est la vraie passion : irrépressible et labyrinthique comme le récit...
Le récit est la vraie passion : irrépressible et labyrinthique comme le voyage...

Il est des auteurs dont vous faites la rencontre de manière fortuite, en feuilletant les pages d'un de ses livres, en laissant vos yeux errer sur le papier et marquer votre inconscient...
il est des auteurs dont vous faites la rencontre de manière indirecte car une personne vous y a amené, et dans la confiance aveugle vous vous dites : j'y vais !!!

Et une fois le premier livre en mains et les premières lignes lues, c'est une révélation, une explosion de mots, un tsunami de sensations. Et une fois que vous vous êtes délecté de ces premières pages, c'est votre esprit cartésien qui reprend le dessus et vous vous dites : j'ai rarement lu une écriture aussi riche, à bien des égards, une culture aussi abyssale, mais jamais ennuyeuse, une érudition monumentale, mais jamais pédante,
Et ensuite viennent les émotions, ce merci que vous pourriez écrire en lettres majuscules, à qui vous a parlé de cet auteur (Enjie77), cette sensation inouïe d'un bonheur de lecture, comme rarement il a était donné d'en rencontrer, cette envie irrésistible et irrépressible de vouloir continuer encore et encore à vous abreuver de ces connaissances, ou plutôt de ses connaissances car Pietro Citati, car c'est de lui qu'il s'agit est impressionnant de connaissances et de de plaisir de transmission.

Deux mots quand même sur cet auteur, critique littéraire et historien de la littérature transalpin, décédé à 92 ans en 2022.
Caractère premier et fondateur de son travail, Pietro Citati est d'abord un très grand lecteur qui fait magistralement part, ensuite, de ses découvertes. Il explique lui-même, en mots très simples, ce qui fait la nature et la singularité de son travail: «Quand j'ai fini d'analyser les oeuvres, j'éprouve le besoin de raconter.»
La plupart de ses livres – Brève Vie de Katherine Mansfield, tolstoï, Kafka, Alexandre le Grand, Goethe, La Colombe poignardée (sur Proust), Portraits de femmes (de sainte Thérèse d'Avila à Lou Andréas Salomé) – sont des biographies merveilleusement relatées, rédigées après des investigations approfondies et subtiles.
Il a obtenu parmi de nombreuses récompenses le Prix de la latinité de l'Académie française et voici ce que disait sur lui, lors de la remise de son prix, Hector Bianciotti le jeudi 29 juin 2000 :
"Pietro Citati sait — le moindre de ses textes suffit à en témoigner — que les vrais livres, ceux qui passent à la postérité, vont au-delà de l'intention de l'auteur. Et c'est ce qui l'intéresse, ainsi que les échos et les affinités qu'entretiennent les oeuvres éloignées par des années, des siècles, au sein d'une culture ; et davantage quand des grandes cultures qui se sont développées en s'ignorant, découvrent les liens qui les unissent.[...] En fait, lorsqu'on lit Citati, on comprend que ce qui en lui dépasse de loin l'esprit purement critique, c'est le désir impossible de lire tous les livres, d'épuiser toutes les bibliothèques — et peut-être même de cueillir leur substance, déposée, endormie dans une vague mémoire collective, pour les condenser dans un ouvrage qui serait l'inconcevable « livre des livres »."

Mais revenons à " La pensée chatoyante - Ulysse et l'Odyssée (La mente colorata - Ulisse e l'Odissea) ", Pietro Citati nous emmène à la découverte d'Ulysse.

Quel dieu, quel héros, quel animal divin, quel homme se cache sous le nom encore mystérieux d'Ulysse ? A peine s'approche-t-on de lui, pour le suivre d'un chant à l'autre de l'Odyssée, comme le suit aussi son destin aventureux, qu'Ulysse vacille, pivote sur lui-même et révèle un visage baigné dans une lumière toujours changeante. Tantôt il apparaît devant nous comme un noble héros, resplendissant de grâce et de beauté, enveloppé dans un moelleux manteau de pourpre ; et tantôt, au contraire, comme un vieux mendiant aux yeux chassieux, à la peau flétrie, affublé de haillons noircis par la fumée et d'une besace repoussante.
Tantôt l'on dirait un lion, traversant le vent et la pluie avec des yeux de braise, et tantôt une pieuvre, avec sa tête visqueuse et ses tentacules insidieux, agrippés au rocher ; parfois c'est un grand aigle à la parole humaine, et parfois un vautour, circonspect et rapace...
Nous ne savons quel visage choisir, quel animal préférer ; et à la fin il nous semble entrevoir, dans les lumières et les brumes de la Méditerranée, une sorte de griffon marin, qui a la tête du lion et les tentacules de la pieuvre, les ailes de l'aigle et le bec du vautour.
L'auteur et sa plume alerte nous invite à nous approcher cette figure extraordinaire, Ulysse ressemblait aux deux divinités qui le protégeaient: Hermès, dont il descendait, et Athéna, qui le suivit avec l'amour exclusif d'une complice. Sa nature était multiple et versatile, comme la leur : il savait revêtir toutes les formes, il s'engageait dans toutes les voies et tendait, toujours sinueux et ondoyant, vers toutes les directions à la fois. Son esprit, coloré et bariolé comme celui d'Hermès, ressemblait lui aussi à un tableau ou un tapis ; mais il était également artificieux comme un discours ; énigmatique et compliqué comme les labyrinthes et les constellations célestes, et secret comme l'esprit des voleurs, des marchands et des amants clandestins de la nuit.

Le destin le fit errer, dix ans durant, loin de chez lui ; il lui révéla les violences des Cyclopes, la tristesse désolée de l'Hadès, les tempêtes et les naufragés ; un long emprisonnement, baigné de larmes, au coeur de la Méditerranée ; et il le poussa jusqu'au point où les directions se perdent, où l'orient se confond avec l'occident.

Comme pour tous les hommes, c'était là sans doute Son destin : le seul qu'il pût connaitre, car les vagabondages, les retards et les labyrinthes dans lesquels il faillit se perdre incarnaient l'impulsion à la fuite qu'il portait en lui. Mais, par ailleurs, quelqu'un lui avait imposé ce destin. Alors qu'il errait de rivage en rivage, son seul désir était de retourner dans l'ile où il avait laissé sa maison, ses richesses, son lit patriarcal, et son épouse qui lui ressemblait comme une soeur. Nulle flatterie ne put le fléchir: il triompha, lune après l'autre, des forces qui pouvaient l'inciter à l'oubli et pré serva, intacte, sa mémoire, traversant sans céder au sommeil les flots et les mystères de la Méditerranée.
En même temps, il souffrait de cruelles douleurs. Il connut toutes les inquiétudes, les angoisses, les tourments de l'esprit et du corps, les terreurs les plus nobles et les plus viles ; il but le calice de son existence jusqu'à la dernière, la plus atroce humiliation, mendiant dans sa propre demeure. Ce flot de souffrances, qui se répandit en lui comme en un vase toujours prêt à le recevoir, constitua la réalité essentielle de sa vie. A travers dix années de guerre, puis dix autres années de vagabondage, il apprit l'art de supporter, d'un coeur patient et tenace, toutes les souffrances du monde; et aussi le plus grand et le plus difficile de tous les arts : celui de respecter pieusement, quoi qu'il arrive, la volonté des dieux.

Mais Pietro Citati nous rappelle finalement que le royaume sur lequel Ulysse régnait en souverain tout-puissant était celui du récit, aussi compliqué et infini que le tracé de ses voyages sur la carte de la Méditerranée.
Dans I'Odyssée, où tous feignent, mentent et racontent, nul ne possède ses incomparables talents de narrateur. Nul ne connaît, comme lui, l'art de s'approprier et d'adapter les expériences les plus diverses ; personne n'a une mémoire aussi constante ni un esprit aussi ambigu que le sien, inextricable comme les noeuds de Circé, coloré comme ses tapisseries, aussi changeant que Protée, aussi mensonger que celui des charlatans de foire. C'est ainsi qu'Ulysse devint le symbole même de l'art de raconter. Tous les grands auteurs de romans allèrent à son école et s'efforcèrent de posséder cet extraordinaire faisceau de dons.

Comme il le souligne dans un autre ouvrage "Lorsqu'il écrivait le Second Faust, Goethe aimait plus que tout les lieux secrets des Mille et une nuits les tombes, les puits, les escaliers qui s'enfoncent à l'infini. les cavernes habitées, les pièces cachées, les palais souterrains où règnent les princesses des djinns. Là, dans les profondeurs où vivent aussi les Mères, gisent les mystères et les trésors.[...] Les continuateurs de Shéhérazade nous répètent que la tâche du narrateur est double. D'un côté, il sait bien que descendre dans les cavernes habitées par les mystères est d'une immense difficulté : pas de route, pas de guide, pas de maitre. Rien n'est plus dangereux que de chercher à connaitre les secrets: une loi l'interdit, et il ne peut l'enfreindre qu'au prix de sa vie. Mais de l'autre, il ne manquer d'affronter ce risque. Avec toute sa ruse et sa force, il doit descendre dans les tombes, les
puits, les cavernes, les palais souterrains ; interroger les énigmes, les porter à la lumière et les raconter à ses lecteurs, de cette parole joyeuse et voilée qui les cache et les révèle à la fois."

Et c'est ce pari lumineux qu'accomplit Pietro Citati, et son livre est comme celui sur lequel il se plonge, dans lequel il nous emmène et nous guide :

" Les poèmes homériques n'ont pas de véritable conclusion. La fin reste au-dehors du texte : en un point, ou plusieurs points, auxquels font allusion événements, paroles, sentiments, sensations des deux livres. La fin de l'Iliade n'est pas « la sépulture d'Hector dompteur de cavales », comme le dit le dernier vers, mais la mort d'Achille, annoncée de plus en plus douloureusement par les paroles d'Hector, de Thétis, des chevaux d'Achille ; et puis la destruction de Troie, dont parlent, dans les mêmes termes (merveilleuse coïncidence), aussi bien Agamemnon qu'Hector. La fin de l'Odyssée est elle aussi hors du texte : dans la prophétie que Tirésias fait à Ulysse au livre XI, et qu'Ulysse répète à Pénélope au livre XXIII. Selon une loi de la pensée épique, la conclusion peut être annoncée, mais non représentée. Au début de l'Occident, quand rien n'avait été écrit, le « premier Homère » et le « second Homère » avaient prévu une forme de littérature moderne : le roman sans fin. Les deux plus grands romans du XIXE et du XXe n'ont pas non plus de conclusion. Guerre et Paix semble exalter le principe de la vie familiale, limitée et concentrée dans le présent ; et pourtant, son dernier héros est Nicolenka, le fils du prince André, qui rêve de marcher plus tard à la tête d'une immense armée – lignes obliques, blanchissantes, qui emplissent l'air comme des toiles d'araignées – et de retrouver son père. La Recherche elle aussi semble culminer avec la matinée chez la princesse de Guermantes, où Marcel a la révélation de la mémoire : mais il y a des événements postérieurs, que nous ne parvenons pas à dater ; et le livre, qui devrait représenter le passé, pénètre rapidement dans le futur, au-delà de la mort de celui qui l'a écrit."

Une fois le livre refermé de l'homme aux mille ruses, et finalement aux milles couleurs, il n'en reste qu'une : l'or et le sentiment d'avoir lu une pépite...
Pépite que j'emmène sur mon île déserte, qu'elle soit Ithaque, à moins que je choisisse Kato ou Kéros qui, elles, ne sont pas habitées....
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