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Brigitte Pérol (Traducteur)
EAN : 9782070405657
496 pages
Gallimard (01/03/2001)
4.26/5   21 notes
Résumé :

L'espace de quelques brèves années, le jeune homme Proust sut être heureux. Mais il découvrit, peu à peu, qu'il était un être de souffrance, telles ces " colombes poignardées " longuement contemplées dans un jardin parisien. Dès lors, il s'abandonna à l'asthme, son " mal sacré ", dont il souffrait depuis l'enfance, et dont il fit un rituel qui transforma radicalement sa vie. Reclus dans sa chambr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
« Au Jardin d'Acclimatation - Reynaldo fit remarquer qu'avec leur blessure rouge et comme encore chaude, les colombes poignardées ressemblent à des nymphes qui se sont suicidées par amour et qu'un dieu a changées en oiseau ».

En refermant ce livre qui est un essai et non une biographie, je me suis demandée lequel de l'essayiste ou de l'auteur de la Recherche m'avait le plus envoûtée. Je m'interrogeais : comment séparer objectivement Marcel de Pietro ou Pietro de Marcel ? Après avoir parcouru ensemble – l'auteur, le sujet, la lectrice - ces quatre cents pages sublimes, plongés dans une véritable symbiose, je me posais cette question. A l'évidence, Pietro Citati dédie, avec cet essai, un ouvrage à la gloire de Marcel Proust et par voie de conséquence, à la Recherche. Je peux affirmer sans risque qu'à lui seul, cet essai est un prodige.

Pietro Citati nous a quittés le 28 juillet 2022 à l'âge de 92 ans dans un silence assourdissant. Il avait la réputation d'être un auteur redouté, d'une grande érudition comme d'une grande exigence. Il a dédié sa plume et sa curiosité à la rédaction de plusieurs biographies de quelques figures majeures de la littérature. Ses lecteurs – et nous en avons quelques uns sur Babelio (ils se reconnaitront) - s'accordent à reconnaître que toutes ses études sont fouillées. Elles témoignent d'une connaissance approfondie qu'il a acquise à la suite d'un travail de lecteur pointilleux.

J'ai pris plaisir à lire - et je relis avec délice certains chapitres - tant son écriture est élégante, pleine de délicatesse, de sensibilité même s'il reste critique. de son écriture, il se dégage une grande sensualité qui vous enveloppe.

C'est la première fois que je lis Pietro Citati et ce n'est pas la dernière, son tolstoï m'attend. « La colombe poignardée » démontre à quel point il sait apprivoiser son sujet. Je dirais même qu'il s'identifie, sonde l'état d'esprit qui se cache derrière la trame de la Recherche, devient l'autre par un jeu de miroir où lui-même écrivain, se reflète dans celui qu'il est en train d'examiner, tentant de jeter un rayon de lumière sur l'oeuvre de Marcel et d'en deviner la source autant que faire se peut. Il faut mesurer la maîtrise nécessaire pour parvenir à un tel résultat - préserver l'identité spécifique de l'auteur comme celle de son sujet – tout en conservant la mélodie qui se dégage de ces lignes.

Ce livre est avant tout l'oeuvre d'un passionné de littérature, un amoureux de Proust. Entre les deux hommes règne une harmonie qui vient se dégager du texte pour transcender l'écriture, rejaillissant ainsi sur le lecteur. J'imagine qu'il en est de même avec tous ceux sur lesquels, son regard s'est penché et dont la plume magnifique s'est emparée de leur existence mais avec l'empathie d'un grand humaniste, s'immisçant dans leur for intérieur, tentant ainsi de décrypter le miracle de la création. Pietro Citati cherche à nous faire partager le mystère de la création, peut-être se penche-t-il sur ces différentes destinées pour mieux se comprendre lui-même. Il possède la rigueur du critique littéraire mais son empathie donne l'impression d'une résonnance entre lui et Proust. D'ailleurs, j'ai ressenti la même hypersensibilité chez l'un comme chez l'autre, ce côté éponge qui permet de jeter une passerelle entre deux individualités.

Lire Pietro Citati demande de la concentration, c'est une lecture exigeante du fait de la densité et de l'intensité du récit eu égard à cette identification aux textes et aux êtres dont il est question.

Citati nous amène progressivement dans le cheminement intérieur de Proust où cohabitent des idées en abondance. L'essayiste commence par nous décrire des instants, des anecdotes de la jeunesse de Marcel Proust, on le découvre jeune, heureux de vivre jusqu'à ce que les crises d'asthme viennent empoisonner son quotidien ainsi que celui de sa famille. Sont abordés ses amours, ses relations, son besoin de perfection, puis Pietro Citati glisse doucement de la jeunesse de Proust à sa vie d'auteur pour terminer par l'analyse de l'oeuvre elle-même, sur laquelle viennent s'imprimer, un peu comme une pellicule de photo, l'imaginaire mais aussi le vécu de Proust. L'auteur sait offrir le meilleur de lui-même lorsqu'il relate les relations entre la mère, Jeanne Proust, et son fils Marcel. La relation à la fois fusionnelle et inquiète qui les relie est parfaitement décrite. Petit à petit le bonheur se révèle de plus en plus insaisissable et c'est toute la complexité d'un être humain en quête d'absolu qui se dévoile sous nos yeux. Mais la détresse de Marcel atteint son paroxysme le 26 septembre 1905, avec le décès de maman dont il ne se remettra jamais. C'est bouleversant !

L'oeuvre grandit, Proust fait le vide pour lui laisser la place, tout y est déjà en gestation, dissimulé à l'image d'une graine qui deviendra LA RECHERCHE. C'est prodigieux d'assister, voire de pénétrer l'ultime secret de la naissance d'un monument littéraire et d'un style à nul autre pareil. Tout en explorant La Recherche, on découvre l'impact du vécu de Marcel sur La Recherche, ses motivations, ce besoin vital chez lui d'être aimé ! Bien qu'il faille un important travail de discernement entre l'essayiste et son sujet, c'est grâce à Pietro Citati que l'on peut déceler chez Marcel ce qu'il a voulu tenté entre mémoire réelle et mémoire reconstituée. C'est autour de sensations qui sont toutes des sensations de bonheur et de lumière que va s'élaborer « le mythe de la mémoire » lui, qui était une véritable éponge, lui qui prenait sur lui la souffrance des autres, il me fait penser à l'image symbolique du Christ, celui qui porte la croix de tous ses semblables et qui en meurt.

Il m'a été incapable de rester à distance de cet essai. En refermant les pages de celui-ci, je suis parvenue à comprendre ce qui m'avait marquée à la lecture de la Recherche nonobstant la charge émotionnelle ressentie, Marcel était un être en quête perpétuelle d'amour, il se voulait le tout, l'unique, sa Recherche s'apparentait à une forme de quête mystique en quelque sorte. J'ai aussi relevé chez lui un paradoxe, il est fasciné par les ressorts que possèdent la mémoire et qui constitue, pour lui, la matière essentielle de la création de la Recherche, incarnation de l'immortalité, qu'il va chercher au sein de son silence intérieur mais en même temps, j'ai capté chez lui une angoisse de l'indicible, de la mort.

Pour terminer, je n'ai qu'un seul regret, je n'ai pas lu Jean Santeuil et Pietro Citati y fait souvent référence. Ce livre de jeunesse contient déjà le ferment de la Recherche.

Je ne sais si je suis parvenue à vous faire ressentir les émotions qui m'ont parcourue pendant ma lecture et si je vous ai donné l'envie de lire Pietro Citati mais c'est une expérience exceptionnelle.

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"La colombe poignardée" est un chef-d'oeuvre.

Il ne s'agit pas d'une biographie, comme l'explique l'auteur, Pietro Citati, dans une note de fin d'ouvrage. Il ne s'agit pas non plus d'un roman. Il s'agit plutôt d'un essai méditatif qui a pour prétexte, objet, finalité, l'oeuvre de Proust

Citati a un très beau style, très prenant ( la traduction de l'italien est de Brigitte Perol) ; un immense respect de l'oeuvre et de l'homme, qui n'exclut pas critiques et lucidité. On savoure des passages absolument fastueux.

Pietro Citati est un grand auteur, son approche de la littérature est une oeuvre d'art en elle-même. Il nous offre une clé érudite à la cathédrale proustienne, en toute modestie, en tout sens du partage. C'est fabuleux.

Pour profiter pleinement de ce lumineux pont qui nous mène "de l'autre côté", il faut déjà avoir une idée, même un peu confuse, de la Recherche. Avoir côtoyé ses personnages lors d'une première lecture, même lacunaire, même trop rapide (diable, c'est que c'est long...) : pourvu qu'on ait goûté les sentiers d'aubépines, les vagues de Cabourg, les Guermantes, Charlus, l'amour jaloux de Swan et de Marcel. Et même si on n'a pas tout compris.

Comment tout comprendre quand Proust mêle les époques, les souvenirs, les sensations ? Car Proust est à la recherche de l'Unité, et l'Unité est dans l'instant éternel qui parfois illumine nos vies, transversalement, à rebours, mais peut tout aussi bien ne jamais se présenter.

Proust est l'alchimiste qui transforme la Vie en Art. Pour cela plusieurs éléments clé : le sommeil, le rêve, la sensation, l'analogie.

Vous qui avez une idée de ce qu'est la Recherche, mais qui trouvez que tout cela "flotte" un peu, lisez Citati : c'est génial. C'est un ouvrage à garder sous la main et à ouvrir de temps à autres, au hasard du chemin.

On ne peut être plus amoureux que le sont Proust et Pietro Citati de l'art littéraire.
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Vous n'avez jamais lu La Recherche, vous avez été tenté mais ... vous avez commencé et vous êtes enfui à toutes jambes ....Voilà un livre fait pour vous.
Après le témoignage de Céleste, une analyse subtile qui déclenche l'envie de lire Proust ou apporte un plaisir renouvelé à sa lecture.

Essai d'un érudit, d' un esthète, d'un admirateur intransigeant, d'un écrivain d'un rare talent. Je vous assure que je n'exagère pas du tout.

Le livre se divise en deux temps distincts, les premiers chapitres ont la forme de la biographie, mais une bio sautillante car le respect de la chronologie n'est pas le fort de Pietro Citati.
Ce qui l'intéresse et qui du coup intéresse son lecteur ce sont les à côtés, les moments clé de la vie de Proust, ceux qui ensuite vont se retrouver dans son oeuvre et servir de trame à la Recherche.
Pietro Citati nous invite à découvrir un homme pour qui le bonheur est le centre, l'essence même de son écriture.
Je vous vois tressauter derrière votre écran ! quoi Proust amateur de bonheur ! lui qui dissèque pendant des pages sa quasi agonie lorsque sa mère ne lui donne pas le baiser du soir ?
Oui ce Proust là, dont Pietro Citati nous dit que son envie de bonheur était tellement intense qu'elle en était douloureuse. D'une façon inattendue il rapproche Proust de Tolstoï dans cette course effrénée vers la vie et le bonheur.
A travers des anecdotes, des épisodes de la vie de Marcel Proust il donne à voir cette réalité. Les relations avec sa mère, qui refusait tout ce que son fils était « l'emphase, l'exagération, la tragédie, le dévoilement de soi » les relations avec les autres qui toutes étaient blessure car « la douleur est l'arme véritable pour pénétrer dans le coeur des autres. »
On voit Proust au travail, Proust en pleine crise d'asthme, Proust devant les tableaux de Chardin ou de Vermeer, Proust se gorgeant de musique.
Pietro Citati nous invite dans son intimité avec ses amis, ses amants : Reynaldo Hahn, Antoine Bibesco, Anna de Noailles.

La seconde partie Autour de la recherche est une analyse de l'oeuvre, une recherche sur la Recherche, en découvrir les mécanismes, en comprendre les rouages. Voir se construire cette cathédrale somptueuse :
« La Recherche est une oeuvre unique. Si nous lisons Wilhelm Meister, Crime et Châtiments, Anna Karénine, les Démons ou L'homme sans qualités, nous découvrons que l'oeuvre grandit d'abord comme un arbre ou un taillis, sans posséder encore une architecture, ou une théorie sur elle-même. »
Pour la Recherche il en va autrement « Toute l'énorme masse narrative s'y dissimule, comme un germe qui deviendra arbre, forêt, continent. »
Proust voulait écrire un roman avec des « essences » des « gouttes de lumière » et son oeuvre « tente de réunir en elle toutes les traditions la littérature. »
Effort prodigieux de Marcel Proust car nous dit Pietro Citati
« Pour écrire un livre aussi démesuré, Proust avait l'impression de devoir se multiplier. Il lui fallait faire appel à tous ses sens : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher »
Proust l'écrivain du temps « Nous connaissons tous le temps, tous nous vivons immergés en lui, et nous entendons le lent bruissement qui l'accompagne et nous enveloppe tandis que nous pénétrons en lui » mais quelle différence avec d'autres écrivains du temps « Stevenson reproduit sa légèreté rapide, Flaubert sa continuité monotone, Hardy sa laborieuse épaisseur, Proust la mélodie des événements. »
Ce livre est un monument d'admiration pour un auteur, le Proust portraitiste, le Proust maître du dialogue, le Proust ironiste mais aussi le ténébreux et presque frère de Dostoïevski.
Je vous laisse en compagnie de Citati qui je l'espère finira de vous convaincre de glisser ce livre dans votre bibliothèque.
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Attention, chef d'oeuvre ! Ce livre est vraiment à la hauteur des deux grands sujets imbriqués qu'il s'est fixés: la personne de Marcel Proust, et en même temps son oeuvre qui constitue l'un des plus grands monuments de la littérature française – mais pas la plus facile à lire. "La colombe poignardée" détaille avec finesse toutes les particularités de Proust et ses nombreux échos dans les romans qu'il a écrits. Et surtout Pietro Citati le fait « avec la manière » dans un style souvent magnifique.

Le personnage lui-même est absolument fascinant: génial et complexe, chroniquement malade, écorché vif, émouvant dans sa faiblesse, assez ambitieux pour oser dire: « Je veux que, dans la littérature, mon oeuvre représente une cathédrale. Voilà pourquoi ce n'est jamais fini ». Proust avait ses petits bonheurs, certes, mais il n'était pas fait pour être heureux; on lit par exemple: « Il bénissait la maladie qui le faisait souffrir: elle ne servait à rien ni à personne, mais lui évitait la douleur plus grande que lui auraient causé la santé et le bien-être ». le lien si fort et si ancien qui l'attachait à sa mère – bien connu de ses lecteurs – avait scellé pour toujours son destin. Bien sûr, il l'a influencé aussi dans son orientation sexuelle. In fine, la part de tragique dans sa personnalité est illustrée, notamment, par sa mort survenue à l'âge de 51 ans, empêchant toute tentative de parachèvement de "La Recherche".

Ce livre ne doit surtout pas être considéré comme un "digest" destiné à étudier Proust d'une manière scolaire. D'abord parce qu'il est long (380 pages serrées) et très détaillé, témoignant d'une immense érudition. Et parce que Pietro Citati donne de l'écrivain sa vision toute personnelle, empreinte d'une évidente empathie. Enfin parce que, par elle-même, "La colombe poignardée" peut être regardée comme une belle oeuvre littéraire à part entière. Que l'on ait lu tout Proust, ou non, cet ouvrage mérite d'être dégusté et médité. Et c'est évidemment une invitation à lire ou à relire "La Recherche".
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Le lecteur est immédiatement ébloui par l'érudition de Pietro Citati. Il connait « La recherche » à merveille et la met en perspective selon trois prismes : celui de Proust, l'homme, celui de Marcel, personnage de fiction qui part à la recherche du temps perdu et celui du narrateur de cette « cathédrale ». Il nous montre comment chaque prisme influe sur les autres.
Il jongle brillamment avec les mythes antiques, avec les chefs d'oeuvre de littérature du 19ème siècle en se référant souvent à tolstoï et à Balzac, avec la musique, la peinture, l'architecture.
Ses analyses sont poussées à un niveau de précision qui impressionne mais qui aussi, parfois, inhibe le lecteur. Il faut vraiment être un fin connaisseur de la « Recherche » et disposer d'une excellente culture littéraire et artistique pour réussir à le suivre sans trop se perdre.
C'est pour moi, la limite de ce livre mais aussi son mérite car il nous incite à nous replonger dans le lecture de ce monument de la littérature universelle et à suivre le conseil que donnait le grand critique littéraire Georges Steiner : d'abord l'oeuvre !

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Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
Chapitre consacré à Ruskin ;

Dans la lettre à Marie Nordlinger où il parlait des ruines de Jean Santeuil et de sa propre vie, Proust mentionnait une nouvelle apparemment secondaire : "Depuis une quinzaine de jours je m'occupe à un petit travail absolument différent de ce que je fais habituellement, à propos de Ruskin et de certaines cathédrales". En réalité, cela faisait quelque temps que Proust s'intéressait à Ruskin et lisait des ouvrages à son sujet. Mais à partir de 1899, ce fut un seul élan qui s'empara de lui pour de nombreuses années. Il lut presque tout Ruskin en français et en anglais ; comme il connaissait très peu l'anglais, il se fit aider par sa mère, par Marie Nordlinger et par différents amis. Il traduisit la Bible d'Amiens et Sésame et les lys, apprenant par cœur le premier de ces textes afin de le connaître avec une transparence absolue : il commenta les deux livres, écrivit un essai et un récit-essai qui leur servirent d'introduction. Il pénétra durablement dans le monde de Ruskin, le fit sien, l'absorba et l'assimila au point de devenir, pour un temps, une molécule de ce cosmos.

La nouvelle révélation fut annoncée dans un langage biblique, le langage de toutes les révélations sacrées et profanes. Les deux Testaments furent mis à contribution. Si Yahvé avait conduit les Israélites dans le désert, marchant devant eux sous la forme, le jour, d'une colonne de nuées et, la nuit, d'une colonne de feu, Ruskin était la colonne de feu qui le mènerait vers sa véritable patrie. Comme le Christ, Ruskin était la porte qui ferait accéder son esprit à des domaines où il n'avait pu pénétrer jusque-là. Comme le Christ, Ruskin était la vigne et la vie qui devaient l'enivrer et le vivifier. Il ne pouvait résister à sa séduction : il s'efforçait de ne pas lui résister : il n'était que fascination et vénération "Ruskin m'a intoxiqué" disait-il.

page 122/123
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Au cours des mêmes mois, Proust s'était demandé, en rêve, si sa mère "comprendrait son livre". Quelle que pût être la réponse, il lui édifia un ardent monument funèbre : il fit d'elle le cœur et l'interlocutrice de son livre, l'enveloppa de lumière ; il l'évoqua avec une douceur, un déchirement inépuisables ; cette douceur qui ruisselle de la fontaine incessante de l'amour, laquelle "jaillit vers la vie éternelle", comme le dit Saint-Jean. Il l'évoqua dans toutes ses attitudes : avec sa parole embarrassée, sa voix altérée par l'aphasie, ou quand elle risquait timidement un air du chœur d'Esther, comme l'une des jeunes filles de Saint-Cyr, et semblait Esther elle-même, ou quand, d'un air distrait et indifférent, elle posait sur son lit un exemplaire du Figaro , ou encore dans sa chambre, assise à sa toilette, dans un grand peignoir blanc, ses cheveux noirs épars sur ses épaules ; ou lisant Georges Sans au chevet de son fils, de sa belle voix pleine de distinction, de générosité, de noblesse d'âme ; ou surtout - comble de la douceur - tandis qu'elle lui souriait de la fenêtre de l'hôtel de Venise et lui envoyait, du fond du cœur, tout son amour. Dans le Souvenir d'une matinée, il lui érigea pour la dernière fois ce monument funèbre. Plus tard dans La Recherche, la mort ne le séparerait plus d'elle, car il la rendrait immortelle.
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La révolte contre Ruskin fut une révolte contre lui-même que Proust mena à fond, avec une sorte de nihilisme féroce. Il avait cru dans la beauté du monde extérieur, aussi bien dans les natures mortes de Chardin que dans le charme des lilas, des aubépines et des roses, ou dans les grandes cathédrales-livres. Il se disait maintenant, comme Emerson, que les choses ne sont belles que de cette part de "beauté infinie" que notre esprit amasse autour d'elles. Il avait cru dans la littérature, pensant comme Descartes qu'elle était "une conversation" avec les grands écrivains des siècles passés, et en avait éprouvé sur lui-même toutes les vertus curatives, imaginant que les livres répondaient à toutes nos questions. Il découvrait maintenant que la lecture "est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire ; elle ne la constitue pas". Il n'est rien de pire que la passivité à laquelle elle nous invite, que cette vie en surface, dans un total oubli de notre moi profond : l'on imagine la vérité comme une chose matérielle, "déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres".
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- Madame Jeanne Proust née Weil

Comme son père, elle aurait voulu lui imposer un mode de vie draconien, capable de vaincre sa neurasthénie. Un jour, une dispute éclata devant les domestiques. Le fils, furieux, claqua la porte vitrée de la salle à manger qui vola en éclats ; et, de retour dans sa chambre, volontairement ou par hasard, il brisa un vase de verre vénitien que sa mère lui avait offert. Jamais ils n'étaient allés aussi loin. Proust écrivit à sa mère une lettre d'excuses. Elle lui répondit par un billet : "Ne repensons plus et ne reparlons plus de cela. Le verre cassé ne sera plus que ce qu'il est au temple - le symbole de l'indissoluble union." Jeanne Weil faisait allusion à la cérémonie du mariage israélite où les nouveaux époux, après avoir bu du vin dans le même verre, brisent celui-ci ; et c'est la seule fois, à notre connaissance, où la mère rappelle un rite de sa foi abandonnée, oubliée et enfermée à jamais dans un recoin de sa mémoire. Ce souvenir est un sceau, le sceau de l'union indissoluble, de "l'unio mystica," qui liait la mère et le fils.

page 63
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Voyage à Fontainebleau - besoin impératif de joindre sa mère au téléphone, denrée rare à cette époque.

Quoique Proust raconte ce qui lui était arrivé quelques minutes plus tôt, il n'a pas composé une page de journal, comme l'eût fait chacun de nous. Avec l'invraisemblable ambiguïté des grands écrivains, il détacha de lui ces expériences : il procéda à une élaboration artistique de la réalité, devint Jean Santeuil, changea Fontainebleau en Trouville, les demoiselles du téléphone en garçons, renversa l'ordre des évènements, afin d'atteindre à un effet de tension déchirante. Je crois que peu de circonstances nous mènent plus près du mystère de la création artistique.

................

La nuit, il dormit bien, sans prendre de somnifères et sans sa rituelle crise d'asthme : car la littérature, si elle nous livre sans défense aux assauts de la névrose, nous protège parfois, ironiquement, de ses tortures.


page 69
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Pietro Citati : Portraits de femmes
Entre Paris et Venise, à bord du Venice Simplon Orient Express, Olivier BARROT présente le livre de Pietro CITATI "Portraits de femmes" publié dans la collection Folio. L'écrivain italien y fait le portrait de femmes célèbres comme Jane Austen, Lou Andréa Salomé, Virginia Woolf ou Katherine Mansfield.Ce sujet est illustré par des photographies de Pietro CITATI et de ses héroïnes.
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