« Au Jardin d'Acclimatation - Reynaldo fit remarquer qu'avec leur blessure rouge et comme encore chaude, les colombes poignardées ressemblent à des nymphes qui se sont suicidées par amour et qu'un dieu a changées en oiseau ».
En refermant ce livre qui est un essai et non une biographie, je me suis demandée lequel de l'essayiste ou de l'auteur de la Recherche m'avait le plus envoûtée. Je m'interrogeais : comment séparer objectivement Marcel de Pietro ou Pietro de Marcel ? Après avoir parcouru ensemble – l'auteur, le sujet, la lectrice - ces quatre cents pages sublimes, plongés dans une véritable symbiose, je me posais cette question. A l'évidence,
Pietro Citati dédie, avec cet essai, un ouvrage à la gloire de
Marcel Proust et par voie de conséquence, à la Recherche. Je peux affirmer sans risque qu'à lui seul, cet essai est un prodige.
Pietro Citati nous a quittés le 28 juillet 2022 à l'âge de 92 ans dans un silence assourdissant. Il avait la réputation d'être un auteur redouté, d'une grande érudition comme d'une grande exigence. Il a dédié sa plume et sa curiosité à la rédaction de plusieurs biographies de quelques figures majeures de la littérature. Ses lecteurs – et nous en avons quelques uns sur Babelio (ils se reconnaitront) - s'accordent à reconnaître que toutes ses études sont fouillées. Elles témoignent d'une connaissance approfondie qu'il a acquise à la suite d'un travail de lecteur pointilleux.
J'ai pris plaisir à lire - et je relis avec délice certains chapitres - tant son écriture est élégante, pleine de délicatesse, de sensibilité même s'il reste critique. de son écriture, il se dégage une grande sensualité qui vous enveloppe.
C'est la première fois que je lis
Pietro Citati et ce n'est pas la dernière, son tolstoï m'attend. «
La colombe poignardée » démontre à quel point il sait apprivoiser son sujet. Je dirais même qu'il s'identifie, sonde l'état d'esprit qui se cache derrière la trame de la Recherche, devient l'autre par un jeu de miroir où lui-même écrivain, se reflète dans celui qu'il est en train d'examiner, tentant de jeter un rayon de lumière sur l'oeuvre de Marcel et d'en deviner la source autant que faire se peut. Il faut mesurer la maîtrise nécessaire pour parvenir à un tel résultat - préserver l'identité spécifique de l'auteur comme celle de son sujet – tout en conservant la mélodie qui se dégage de ces lignes.
Ce livre est avant tout l'oeuvre d'un passionné de littérature, un amoureux de
Proust. Entre les deux hommes règne une harmonie qui vient se dégager du texte pour transcender l'écriture, rejaillissant ainsi sur le lecteur. J'imagine qu'il en est de même avec tous ceux sur lesquels, son regard s'est penché et dont la plume magnifique s'est emparée de leur existence mais avec l'empathie d'un grand humaniste, s'immisçant dans leur for intérieur, tentant ainsi de décrypter le miracle de la création.
Pietro Citati cherche à nous faire partager le mystère de la création, peut-être se penche-t-il sur ces différentes destinées pour mieux se comprendre lui-même. Il possède la rigueur du critique littéraire mais son empathie donne l'impression d'une résonnance entre lui et
Proust. D'ailleurs, j'ai ressenti la même hypersensibilité chez l'un comme chez l'autre, ce côté éponge qui permet de jeter une passerelle entre deux individualités.
Lire
Pietro Citati demande de la concentration, c'est une lecture exigeante du fait de la densité et de l'intensité du récit eu égard à cette identification aux textes et aux êtres dont il est question.
Citati nous amène progressivement dans le cheminement intérieur de
Proust où cohabitent des idées en abondance. L'essayiste commence par nous décrire des instants, des anecdotes de la jeunesse de
Marcel Proust, on le découvre jeune, heureux de vivre jusqu'à ce que les crises d'asthme viennent empoisonner son quotidien ainsi que celui de sa famille. Sont abordés ses amours, ses relations, son besoin de perfection, puis
Pietro Citati glisse doucement de la jeunesse de
Proust à sa vie d'auteur pour terminer par l'analyse de l'oeuvre elle-même, sur laquelle viennent s'imprimer, un peu comme une pellicule de photo, l'imaginaire mais aussi le vécu de
Proust. L'auteur sait offrir le meilleur de lui-même lorsqu'il relate les relations entre la mère,
Jeanne Proust, et son fils Marcel. La relation à la fois fusionnelle et inquiète qui les relie est parfaitement décrite. Petit à petit le bonheur se révèle de plus en plus insaisissable et c'est toute la complexité d'un être humain en quête d'absolu qui se dévoile sous nos yeux. Mais la détresse de Marcel atteint son paroxysme le 26 septembre 1905, avec le décès de maman dont il ne se remettra jamais. C'est bouleversant !
L'oeuvre grandit,
Proust fait le vide pour lui laisser la place, tout y est déjà en gestation, dissimulé à l'image d'une graine qui deviendra
LA RECHERCHE. C'est prodigieux d'assister, voire de pénétrer l'ultime secret de la naissance d'un monument littéraire et d'un style à nul autre pareil. Tout en explorant
La Recherche, on découvre l'impact du vécu de Marcel sur
La Recherche, ses motivations, ce besoin vital chez lui d'être aimé ! Bien qu'il faille un important travail de discernement entre l'essayiste et son sujet, c'est grâce à
Pietro Citati que l'on peut déceler chez Marcel ce qu'il a voulu tenté entre mémoire réelle et mémoire reconstituée. C'est autour de sensations qui sont toutes des sensations de bonheur et de lumière que va s'élaborer « le mythe de la mémoire » lui, qui était une véritable éponge, lui qui prenait sur lui la souffrance des autres, il me fait penser à l'image symbolique du Christ, celui qui porte la croix de tous ses semblables et qui en meurt.
Il m'a été incapable de rester à distance de cet essai. En refermant les pages de celui-ci, je suis parvenue à comprendre ce qui m'avait marquée à la lecture de la Recherche nonobstant la charge émotionnelle ressentie, Marcel était un être en quête perpétuelle d'amour, il se voulait le tout, l'unique, sa Recherche s'apparentait à une forme de quête mystique en quelque sorte. J'ai aussi relevé chez lui un paradoxe, il est fasciné par les ressorts que possèdent la mémoire et qui constitue, pour lui, la matière essentielle de la création de la Recherche, incarnation de l'immortalité, qu'il va chercher au sein de son silence intérieur mais en même temps, j'ai capté chez lui une angoisse de l'indicible, de la mort.
Pour terminer, je n'ai qu'un seul regret, je n'ai pas lu
Jean Santeuil et
Pietro Citati y fait souvent référence. Ce livre de jeunesse contient déjà le ferment de la Recherche.
Je ne sais si je suis parvenue à vous faire ressentir les émotions qui m'ont parcourue pendant ma lecture et si je vous ai donné l'envie de lire
Pietro Citati mais c'est une expérience exceptionnelle.