Les termes "constantes" et "universelles" suggèrent des vérités de toujours et de partout. Or le monde ne nous apparaît que dans le rapport que nous entretenons avec lui ici et maintenant. Comment la physique peut-elle ériger en vérités éternelles et universelles le résultat de ses observations locales et immédiates? C'est à tenter de répondre à cette question qu'est consacré le présent ouvrage.
Les constantes universelles que nous discuterons sont la constante de Newton G, la constante de Boltzmann k, la vitesse de la lumière c et la constant de Plank h. Ces constantes jouent un rôle fondamental dans la structuration de la physique, dans son organisation en disciplines autonomes quand elles sont prises en compte séparément et dans son unification quand deux, trois ou même les quatre sont prises en compte simultanément. Au cours de son histoire, la physique a pu introduire d'autres constantes, comme la constante diélectrique du vide, ou la constante de Hubble, mais je pense que seules G, k, c et h jouent un tel rôle. Cette thèse ne fait pas l'unanimité des physiciens, certains pensent que d'autres constantes sont tout aussi fondamentales, ou bien que toutes les quatre n'ont pas la même importance. Une telle diversité d'opinions ne doit pas surprendre, car rien ne contraint les physiciens à être unanimes au sujet de l'épistémologie de la physique.
Pour l'essentiel, la réponse que je propose à la question ci-dessus réside dans la thèse que les constantes universelles exprimeraient des limitations de principe de la connaissance humaine, des limites aussi inévitables, inaliénables mais aussi déplaçables que le sont les horizons. Je propose de montrer que les quatre constantes universelles traduisent l'existence de lignes d'horizons qui nous séparent de l'infiniment petit et de l'infiniment grand. Plus précisément, je partagerai les constantes en deux couples, G et c d'une part, h et k d'autre part. G et c, les constantes de la relativité, interviennent dans notre rapport à l'Univers dans sa globalité, elles sont liées au caractère relatif de la notion de simultanéité: il est impossible de définir un même "maintenant" partout. Quant à h et k, que l'on peut interpréter toutes les deux comme des quanta, on les rencontre lorsque l'on s'intéresse à la structure microscopique de la matière. Ces deux constantes délimitent un horizon temporel, elles traduisent que ce qui est "ici" maintenant ne l'a certainement pas toujours été, et ne le sera certainement pas toujours.
En fait, la vérité universelle et éternelle que traduisent les quatre constantes, c'est que l'Univers excédera éternellement notre capacité à le représenter. Grâce à ce parti pris d'humilité qui dissipe les illusions antiques d'anthropocentrisme et moderne du réductionnisme et du scientisme, la physique, devenue plus lucide au travers de la révolution des quanta, a permis les grandes avancées scientifiques et technologiques du XXe siècle.
Bien évidemment une telle interprétation des constantes universelles n'est pas apparue d'emblée, mais, selon une forte remarque de Gaston Bachelard, dans les sciences, l'ancien doit être pensé en fonction du nouveau; c'est le nouveau qui donne sens à l'ancien, en le renouvelant.
Contrairement à ce que sa dénomination peut laisser croire, la recherche fondamentale ne relève pas de ce qu'il [Ferdinand Gonseth] appelle une stratégie de "fondement", mais plutôt de ce qu'il appelle une stratégie "d'engagement". A chacune de ces deux stratégie il associe une métaphore, celle du gratte-ciel pour la stratégie du fondement et celle de l'arbre pour la stratégie de l'engagement. Les fondations prévues pour un gratte-ciel d'un nombre donné d'étages peuvent se révéler insuffisante si la nécessité survient d'ajouter des étages à l'édifice. Un arbre, en revanche, est un organisme vivant qui pousse autant par ses racines que par ses branchages. La poussée par les racines relève d'une force unifiante: la nourriture puisée par les racines converge dans le tronc commun pour irriguer la totalité de l'organisme: "C'est l'image même du développement de la connaissance humaine; elle seule peut rendre compte du fait que la connaissance humaine constitue aujourd'hui non pas un collection classée par ordre chronologique, mais bien un organisme vivant, touffu, poussant profondément ses racines dans la recherche philosophique, logique et épistémologique, et s'épanouissant en des sciences de toute nature qui mettent l'homme à même de s'orienter dans la réalité."*
* Éric Émery, "Ferdinand Gonseth: pour une philosophie dialectique ouverte à l'expérience", Lausanne, L'Âge d'homme, 1985, pp. 117-133
Il me semble que le problème de l'objectivité relève d'un véritable acte de foi, qui précède l'entreprise scientifique. Cet acte de foi est double: premièrement, il existe un monde objectif indépendant du sujet connaissant; deuxièmement, ce monde est intelligible au sujet connaissant. La prise de conscience des limitations de principe qui s'imposent à la connaissance pratique, expérimentale du monde objectif nous conduit à adopter un parti pris d'humilité: les principes physiques, nos concepts, ne prétendent plus décrire directement le monde, mais seulement les "lignes d'horizon" que la connaissance sensible, pratique ou expérimentale trace sur ce monde. Une ligne d'horizon et virtuelle et inaccessible mais elle est très facilement déplaçable. Son mouvement est facilement mathématisable. Quel que soit son mouvement, il se fait sur le monde. Le monde peut dès lors être pensé comme le lieu géométrique de toutes les lignes d'horizon possibles. C'est dans cette pensée du monde (qui en quelque sorte relève de la "verticalité" de la physique) que s'accomplit la croyance en l'intelligibilité du monde.
Après avoir été formulées comme purement utilitaires, les constantes universelles que nous connaissons ont pu passer pour fondées en nature - on pu parler à leur propos de "constantes de la nature". Aujourd'hui, nous sommes contraints d'en revenir, mais en un sens nouveau, à une interprétation utilitaire: les constantes ne sont pas les constantes physique de l'Univers, mais des constantes universelles de la physique; elles expriment une "autodiscipline" nécessaire à notre pensée dans ses rapports à la nature. On peut les tenir comme autant de "garde-foux" que la physique s'impose à elle-même.
la révolution des quanta a permis les grandes avancées scientifiques et technologiques du XXe siècle
Vidéo de Gilles Cohen-Tannoudji