Cela fait déjà quelques années que je suis
Anna Colin Lebedev et ses prises de paroles dans des podcasts ou via son blog, mais je ne m'étais pas encore attaquée à cette petite synthèse qui se lit très aisément, et qui expose très clairement et avec moult sources l'état des lieux des relations entre l'Ukraine et la Russie. Jamais frères est un essai tout en nuances, où rien n'est jamais tout noir ou tout blanc, et il est en cela salvateur pour mieux comprendre une situation géopolitique où tout est imbriqué, et où chacun des deux bords joue des sympathies qu'on lui accorde pour passer allègrement sous silence une histoire pas forcément assumée.
Le livre se divise en trois parties : la première sur l'histoire des deux pays, la seconde sur la notion d'un peuple un ou divisé, et la troisième sur les horizons vers lesquels désirent tendre Ukrainiens et Russes.
Sans grande surprise, la Grande Guerre patriotique ouvre la première partie, la Russie la datant d'ailleurs de 1941 à 1945, ce qui permet d'oublier l'occupation d'une partie de la Pologne en 1939. Exit également le pacte Molotov-Ribbentrop. du côté de l'Ukraine, des mouvements nationalistes ont collaboré avec l'armée allemande contre l'Etat polonais, et n'ont pas hésité à massacrer des civils.
Anna Colin Lebedev rappelle toutefois que si l'on estime à deux-cent mille le nombre d'Ukrainiens ayant combattu dans l'armée nazie, ils étaient quatre millions à se battre dans l'Armée rouge.
Son analyse des mémoriaux de la Shoah montre que l'Ukraine en compte un certain nombre, bien que mal entretenus, tandis que la Russie préfère invisibiliser les victimes juives au sein de la masse des victimes soviétiques. Si la Russie comme l'Ukraine sont bien discrètes sur leur collaboration avec les nazis, le débat est néanmoins permis en Ukraine, et les historiens qui enquêtent sur le sujet ne sont pas interdits de publier, contrairement au cadre législatif très restrictif russe depuis les lois mémorielles interdisant tout questionnement de l'historiographie officielle.
La deuxième partie de l'essai se concentre sur la population, et sur les langues employées. S'appuyant sur des études comparatives des langues, l'auteur montre que l'ukrainien est bien loin d'être un simple dialecte du russe ; le degré de proximité entre russe et ukrainien peut être comparé à celui entre le français et le portugais. L'emploi de plus en plus politique de l'ukrainien pourrait se voir comme une réaction au concept idéologique d'un « monde russe » centré sur la Russie.
J'ai trouvé particulièrement intéressante l'analyse de la place de la violence dans les sociétés russes et ukrainiennes, dont la dernière guerre commune est celle de l'Afghanistan ; depuis et jusqu'en 2014, l'Ukraine n'a pas connu la guerre, tandis que la Russie s'est précipitée dans les guerres tchétchènes et leur lot d'atrocités. J'avais déjà eu un aperçu de la violence inouïe au sein de l'armée russe, où la mort de conscrits n'est pas un phénomène rare, dans la bande dessinée d'Igort Les cahiers russes ; cette violence se retrouve également dans la vie civile.
Le retour brutal à la guerre, et contre un pays proche, fait l'effet d'une déflagration pour les Ukrainiens : face à l'incurie totale de leur armée, la population s'organise et se mobilise en réseaux, tandis que d'anciens combattants constituent des milices armées pour s'opposer aux Russes déguisés, milices qui seront d'ailleurs réintégrées au sein des forces armées ; cela fait office de répétition, et permet d'apporter un éclairage sur la rapidité avec laquelle les Ukrainiens se sont organisés en 2022.
Enfin la dernière partie analyse ce qui a mené à la guerre, décryptant le mouvement de Maïdan et ses représentations à l'étranger, l'annexion de la Crimée, révélateur des ambitions impériales de la Russie, et les combats du Donbass.
Quel avenir commun après ceci ? D'après l'auteur, plus que l'agression armée ou que l'annexion de la Crimée, c'est surtout l'absence de réaction de la population russe, apathique même devant les exactions et les atrocités commises par sur les civils, qui ont sidéré les Ukrainiens. Cette trahison de la société civile russe avec laquelle ils entretenaient des liens multiples fait que la rupture est désormais consommée.
A lire absolument !