Aux premières loges

— Si on le gardait ? me dit-elle.
— Pardon ?
— On pourrait le garder. Damien ça fait tellement longtemps qu'on n'arrive pas à avoir d’enfant, c’est la chance de notre vie.
— Mais t’es tarée ! m’égosillais-je.
— Sûrement mais en même temps toi aussi. Pourquoi tu l’as ramené ici si tu n’y as pas pensé ? T’es passé devant le commissariat, tu aurais pu t’arrêter le déposer. Je suis peut-être tarée mais je suis sûre que tu attendais que je le propose, pour n’avoir qu’à dire oui sans prendre cette décision.
Elle avait raison. J’avais imaginé cette hypothèse et par lâcheté peut-être, j’attendais qu’elle prenne les devants.
(...)
Quelle histoire saugrenue ! Je ne savais pas comment réagir à tout ça. Je m’étais réveillé avec fraîcheur, bonne humeur pour cette journée champêtre et deux heures plus tard, mon monde était chamboulé par un individu d’à peine cinquante centimètres. Si elle avait raison et que ce bébé pouvait être le nôtre, s’il était destiné à une famille qui ne l’aimait pas, ne fallait-il pas en prendre soin ? Pourrais-je vivre avec un tel secret ? Pourrais-je l’aimer comme mon propre enfant ? Tout ceci était complètement farfelu, il fallait appeler la police.

La vision de ce bébé dans cette couverture me transit de part en part. Que devais-je faire ? Appeler la police ? Le ramener à la maison ? Je restai pétrifié de longues minutes à le regarder, alors qu’il s’égosillait toujours plus fort. Je pris mon téléphone tant bien que mal d’une main tremblante et imprécise pour appeler Matou qui ne décrocha pas après les sonneries habituelles qui précédent la messagerie. Je me dis que quelqu’un devait être dans les parages, que ce n’était pas envisageable d’avoir abandonné un nouveau-né ici. Je me mis alors en recherche active d’un individu à proximité qui avait peut-être fait un malaise ou s’était perdu dans l’immensité de la forêt. À peine quelques pas en avant et je fis demi-tour pour prendre le bébé dans mes bras afin de ne pas le laisser seul par terre un instant de plus. J’arpentai donc méthodiquement, avec un nouveau-né que je venais de rencontrer, les dizaines de mètres de bois entourant le point de chute de ma trouvaille. Je criai, espérant qu’une âme esseulée et sûrement morte d’inquiétude m’entende.

Ce que j’avais appris durant ma semaine de paternité était la dualité émotionnelle d’une relation entre un adulte et un enfant. J’avais toujours pensé qu’un enfant avait besoin de l’amour de ses parents pour s’épanouir et que c’était à sens unique. Depuis une semaine, je m’étonnai de trouver réconfort et bien-être auprès de cette enfant, qui était bien plus efficace que mes maudites pilules anxiolytiques.

Je songeais à ma capacité à aimer cet enfant qui n’était pas de moi, de qui d’ailleurs ? D’une femme battue, violée, mal aimée ou souffrant d’un tout autre malheur pour abandonner son enfant ? Le secret ne serait-il pas trop lourd pour notre couple ? Et si nos amis ou nos familles le découvraient, s’ils se posaient des questions sur une absence de ressemblance avec nous ? Je finis par me lever tellement ces questions me faisaient perdre la tête. Je passai ma tête à travers la porte et me dis que toute cette mascarade valait le coup à la vue de ce magnifique bébé qui dormait, paisible et serein.

mais ça reste un enlèvement d’enfant.
— Je dirai plutôt un sauvetage. C’est de l’assistance à personne en danger.
— Bon on a qu’à le garder jusqu’à ce soir et après on l’amènera au commissariat. Effectivement, le garder m’a traversé l’esprit mais c’est délirant, si ça marche pas on va foutre notre vie en l’air.
— Oui tu as raison, me dit-elle. Mais si ça marche, au contraire, notre vie sera telle qu’on l’a toujours voulu.
(...)
Je songeais à son plan diabolique et à bien y réfléchir ça pouvait marcher mais est-ce qu’on serait capable de gérer ça tous les deux ?