Meursault, contre-enquÊte :
enfin Kamel daoud vint !
Pour bien saisir toutes les qualités de
Meursault, contre-enquête de
Kamel Daoud, il faut absolument revenir sur l'étrange succès de L'Étranger de Camus.
L'Étranger de Camus :
ouvrage dÉmagogique
et incohÉrent
Toute personne qui se nourrit quelque peu de la littérature romanesque ne peut réagir que négativement à la lecture de L'Étranger. Car ce n'est pas de la littérature, c'est un ouvrage de « propagande », c'est-à-dire idéologique (à charge), avec une intrigue incohérente, construite sur un scénario mensonger. Son but est de choquer, tout en se démarquant de
Sartre, et, in fine, d'attaquer la Justice d'une manière démagogique et populiste.
Une intrigue incohÉrente
Dans la première partie de L'Étranger, Camus décrit le comportement d'un pied-noir d'Alger passif, apathique, indifférent à tout (sauf à la chaleur), qui ne lit rien, pas même un quotidien, qui ne cherche à rien savoir sur rien, qui n'a rien à dire à personne, qui n'a aucun passé (ou très peu), aucune famille (si ce n'est sa mère qui vient de mourir dans un hospice éloigné d'Alger), ni aucun désir, aucune envie, aucun projet d'avenir.
Chaque jour, notre « antihéros » va au boulot quand même, revient, mange, boit un ou deux verres, fume beaucoup, regarde la rue de son balcon, etc. Toujours aucune envie de rien.
PremiÈre incohÉrence : Son patron se propose d'ouvrir à Paris une succursale et… de lui en confier la direction, proposition complètement invraisemblable. Aucun patron ne ferait une telle proposition à un type aussi passif. de toute façon, il refuse, il n'a envie de rien.
DeuxiÈme incohÉrence : Sa petite amie, qui est pleine de vie, elle, souhaite l'épouser. Il veut bien, tout en lui précisant, tenez-vous bien :
1° qu'il ne l'aime pas ;
2° qu'il importe peu que ce soit elle ou une autre.
On voit l'absurdité d'une telle situation que rien, dans l'ouvrage, ne permet de justifier. Pour qu'une telle attitude soit compréhensible, il aurait fallu creuser la question. Évidemment, Camus n'en fait rien.
Bref, le comportement de Meursault tel qu'il est décrit montre clairement – à l'insu de l'idée que veut développer Camus – que nous avons affaire à un dépressif profond à tendance suicidaire. Il n'y a aucun doute là-dessus. le meurtre gratuit qui va suivre va le prouver en quelque sorte, mais l'auteur se garde bien de le mentionner évidemment. Comme dit
Moravia, Meursault, « ce n'est pas un personnage, c'est une démonstration » (
Moravia, Trente ans de cinéma, Flammarion, 1990, p. 143-145).
Ses deux voisins de palier sont aussi deux pauvres types, par ailleurs très sadiques. L'un bat continuellement son vieux chien galeux, l'autre, qu'on soupçonne d'être un souteneur, bat sa « compagne » algérienne parce qu'il y aurait eu « tromperie » de sa part. Celui-ci se confie à Meursault et veut tendre un piège à « l'Algérienne » pour la punir. Meursault l'écoute passivement, mais accepte de participer à la machination. Suite à cette action punitive, les hommes, parents de la victime, manifestent leur présence devant leur immeuble, puis sur la plage. Ils sont qualifiés « d'Arabes » par Camus, sans distinction. le voisin souteneur se sent menacé et prête un revolver à Meursault au cas où. C'est ainsi que, par la suite, Meursault va tirer sans raison sur l'un de ces Algériens, dont le nom et prénom resteront inconnus.
Et Daoud ? On y vient…
Une attaque invraisemblable de la Justice
Dans la deuxième partie, Camus essaye de nous faire croire que son « héros » a été amené à tuer, « par hasard », un « Arabe » allongé sur la plage.
Contre toute vraisemblance, les juges de Camus ne cherchent pas à établir l'exactitude des faits, leur enchaînement minute par minute, le pourquoi et le comment des cinq coups de revolver que Meursault, notre pied-noir, a tirés sur « l'Arabe », etc.
Les juges qu'imaginent Camus se fichent complètement des faits, en quoi les faits pourraient être sanctionnés en vertu de lois votées par le parlement. Ils vont au contraire s'acharner sur ce minable petit pied-noir blanc pour démontrer que tout son comportement, toute sa vie antérieure, prouvent qu'il serait une sorte de « tueur né », qu'il avait ça en lui depuis toujours. Et cela sans preuve, si ce n'est – argument massue, pense Camus – qu'il n'aurait pas « pleuré à l'enterrement de mère ».
C'est complètement ridicule et tellement invraisemblable que l'on se demande pourquoi personne n'a dénoncé cet escamotage de la réalité. Personne ? Non.
René Girard a parfaitement vu l'artifice (« Pour un nouveau procès de L'Étranger », dans Critiques dans un souterrain, L'Âge d'homme, 1976, p. 137-175) et
Moravia :
« J'ai relu le livre à l'occasion du film qu'en a tiré
Luchino Visconti. […] L'Étranger n'est pas exempt de défauts : par exemple, la scène du meurtre de l'Arabe, jouant sur le reflet du soleil sur la lame, aurait pu être écrite par D'Annunzio [1863-1938], ni plus, ni moins. Voilà pourquoi ce n'est pas un livre que j'ai eu plaisir à relire. » (
Alain Elkann, Vita di
Moravia,
Christian Bourgois, 1991, p. 238.)
Et quand
Moravia parle de D'Annunzio, vous voyez ce qu'il en pense.
Et Daoud dans tout ça ? On y vient justement.
eNFIN DAOUD VINT :
Meursault, contre-enquÊte
Il est un autre auteur qui a tordu le cou à la « supercherie » de Camus de A jusqu'à Z :
Kamel Daoud, dans
Meursault, contre-enquête (
Actes Sud, 2014), véritable roman, fort bien conçu et bien écrit.
Meursault, contre-enquête est un ouvrage extraordinaire à tous les points de vue, le fond, et la forme. Daoud ne se trompe jamais de mot, ni d'expression, aucun mot-mode (ou si peu), aucun mot médiatique, aucun truc qui traîne partout, aucun stéréotype, aucune vision binaire, manichéenne des êtres et du monde. C'est prodigieux, réconfortant, emballant.
Et l'intrigue. Ah, quelle intrigue ! Il a su monter un réel scénario tout à fait plausible, alors qu'il raconte une histoire qui n'a pu avoir lieu. On y croit pourtant de bout en bout, parce que Daoud « fait » de la littérature, son livre répond à un autre livre et le parodie positivement : celui de Camus.
Et la langue, quelle fougue, quelle énergie ! Voilà un auteur qui a du punch, de l'audace et beaucoup de courage, parce que, au passage, l'Algérie d'aujourd'hui, sous l'influence du FLN et des imams conservateurs, en prend plein les minarets. le héros du livre, le frère de l'assassiné, proclame son athéisme, son dégoût des religions, des prières, des croyances, etc.
Indirectement, quoiqu'en dise Daoud, Camus, sans être jamais nommé (il l'a bien cherché, puisqu'il n'a pas donné de nom à « l'Arabe »), en prend aussi pour son grade et c'est très bien vu d'un bout à l'autre. Il a tout compris, M. Daoud, et l'histoire qu'il a inventée est passionnante.
Daoud qualifie ironiquement de « poétique » la scène du meurtre de l'Algérien (le reflet du soleil sur la lame du couteau de la victime se transformant en « glaive », puis en… « épée » !). C'est le moins que l'on puisse dire, puisqu'il s'agit d'un meurtre.
Daoud va aussi parodier la scène du crucifix, la plus invraisemblable de L'Étranger, lorsque le juge d'instruction présente à Meursault… un crucifix ! Geste tout à fait impossible et ridicule de la part d'un magistrat de la République française. Si tel fait s'était véritablement produit – imaginons un juge un peu fêlé –, l'auteur aurait été obligé d'expliquer les raisons de ce geste anormal pour un juge et d'en tirer les conséquences, ne serait-ce que du strict point de vue de la loi. Car en vertu du principe de neutralité de la fonction publique, ce genre d'acte est interdit dans le monde judiciaire français.
Avec
Kamel Daoud, la littérature a repris ses droits.