À première vue, "
Apocalypse Bébé" semble être une banale enquête à la recherche d'une adolescente en fugue. Une grande partie du roman est racontée par Lucie Toledo, une détective privée quelque peu inepte et désabusée. Elle est (mal) payée pour surveiller des enfants riches et faire un rapport à leurs parents. Lorsque Valentine, une adolescente, disparaît, elle n'a aucune idée de la façon de mener l'enquête. Fort heureusement pour le lecteur, elle demande de l'aide à la Hyène, une « star chez les privés » affublée d'une sacrée réputation et flamboyante lesbienne pour faire bonne mesure. le duo mal assorti formé par Lucie, peu inspirée et cynique, et la Hyène, impitoyable et déterminée est atypique, l'une représentant la parfaite contrepartie de l'autre, mais le binôme fonctionne pourtant, car de femmes contradictoires, elles finiront par se révéler complémentaires. J'y reviendrai plus loin.
L'enquête qui démarre en France et se poursuit en Espagne va plonger Lucie dans deux mondes inconnus de la jeune femme : la société bourgeoise débauchée de Valentine et le milieu marginal et homosexuel de la Hyène.
Lucie et la Hyène découvrent que Valentine n'est pas une fugueuse typique et que ses motivations ne sont pas du tout ce qu'elles semblent être. Les choses deviennent vraiment mouvementées dans les derniers chapitres.
Même si le rythme du récit n'est pas frénétique, "
Apocalypse Bébé" ne manque pas de punch et a même un côté explosif si l'on considère son final. Et s'il possède les caractéristiques du roman noir classique dans une version queer et punk, j'ai trouvé que ce roman se lisait davantage comme une critique sociale pleine de piquant de la France contemporaine que comme un roman policier à part entière. le récit est empreint des tensions socioculturelles qui agitent la France liées aux menaces terroristes après le 11 septembre, à l'immigration et aux questions identitaires, aux difficultés du multiculturalisme, aux débats sur la famille et le genre, au sexisme permanent, à la montée de la violence urbaine, au dérèglement lié à la mondialisation.
Virginie Despentes décrit une France où l'on ne se sent pas bien sans faire preuve de manichéisme. En effet, comme la narration emprunte plusieurs points de vue, l'auteur nous invite à régulièrement changer de perspectives et à engager une réflexion critique sur ses personnages issus de milieux sociaux très différents : jeunes immigrés de banlieue, punks, altermondialistes, communautés religieuses, bobos bien-pensants, bourgeois oisifs, écrivain raté, femme vénales, etc.
Bien que l'histoire soit racontée en partie à la première personne par Lucie, elle l'est aussi par d'autres personnages. Et j'ai aimé cette façon dont certains chapitres explorent en profondeur un personnage à la fois en se focalisant sur ses pensées personnelles, ce qui aide à comprendre qui il est ou ce qu'il deviendra ; on entre vraiment dans sa tête. L'adolescente disparue, Valentine, les raisons de son malheur, sa nature destructrice et ses convictions politiques, ainsi que le récit impliquant sa famille, son père, sa belle-mère et sa vraie mère qui vit à Barcelone, donnent au roman une profondeur émotionnelle. J'ai trouvé cela très efficace, car le lecteur est constamment amené à remettre en question ses certitudes sur tel personnage ou ses hypothèses sur l'intrigue.
Une des forces du récit tient également dans ses personnages principaux qui sont toutes des femmes, mais qui ne correspondent pas au mythe de la belle, bonne ou désirable femme qu'on nous sert souvent au cinéma par exemple.
Virginie Despentes préfère mettre en lumière celles qui sont généralement délaissées dans la littérature.
Valentine par exemple est un de ces personnages dont le caractère s'affirme petit à petit au fil de l'enquête. Adolescente livrée à elle-même, on la découvre au départ en représentante un peu caricaturale d'une jeunesse paumée avec des parents séparés, des difficultés d'adaptation scolaire, des affinités avec un groupe de musique hardcore au nom croustillant. Elle passe pour une perdante rondouillarde, peu sûre d'elle, même si elle a une sexualité débridée : « Elle le fait pas avec des chiens, mais franchement c'est sa seule limite. » Et lorsque vient son tour de prendre la parole, on se demande presque ce que cette adolescente molle et influençable pourrait bien ajouter à la mêlée. Mais personne ne se méfiera assez de cette eau qui dort pour mieux incarner une rébellion fanatique.
Et puis, il y a Lucie et la Hyène, ce duo magique de détectives anticonformistes. Au début du roman, Lucie est un personnage qui ne semble pas être à sa place. Elle vit seule et son métier de détective est purement alimentaire. Elle n'est ni belle, ni moche, pas vraiment brillante et même un peu gourde avec des idées arrêtées, mais l'enquête qu'elle va mener lui permettra d'évoluer grâce à la Hyène.
Cette dernière est vraiment le personnage qui porte le roman en lui donnant tout son relief. Détective aux méthodes persuasives, voire musclées comme pour l'interrogatoire violent du jeune rockeur, la Hyène est une marginale, un personnage haut en couleur, indépendant, intelligent, féministe et qui sait prendre les choses en main. Elle n'est pas rebelle au point de vouloir détruire l'ordre établi, mais elle combat le système de valeurs hétérocentrées. Elle rétorque ainsi à Lucie que « l'hétérosexualité, c'est aussi naturel que l'enclos électrique dans lequel on parque les vaches. À partir de maintenant, ma grande, bienvenue dans les grands espaces. » Lesbienne depuis son adolescence, elle vit une homosexualité joyeuse, décomplexée et tapageuse comme en témoigne la scène d'orgie à Barcelone. Femme truculente et sûre d'elle, tendre et drôle comme un jeune garçon, blasée et roublarde comme un vieux loup, la Hyène change d'identité à chaque page, surprend à chaque mot qu'elle prononce avec ses expressions fleuries, sa poésie tendre et un peu brutale. Par contre, je n'ai pas compris pourquoi elle disparaissait tout simplement à la fin de l'histoire, comme si
Virginie Despentes ne savait pas quoi faire d'elle.
En tout état de cause, "
Apocalypse Bébé" est un grand livre, une lecture exigeante en raison des idées et des identités litigieuses ou antagoniques que
Virginie Despentes y a placées à dessein. L'auteur n'y donne pas de réponses simples, mais invite le lecteur à réfléchir aux choix de vie, qu'ils soient contestataires ou consensuels, mais tous discutables. Au-delà du pur plaisir que j'ai ressenti en le lisant, j'en garderai également un souvenir profond et vivace.