« Les publicités des divers organismes de protection anti-psi, à la TV et dans les homéojourneaux, ne cessaient de haranguer le public ces derniers temps. Défendez votre intimité, proclamaient-elles partout et à chaque moment. Est-ce qu'un étranger n'est pas à l'affût de vos pensées ? Êtes-vous vraiment seul ? »
Dans le monde futuriste d'
Ubik, certaines personnes ont développé des pouvoirs psychiques, à l'instar du célèbre professeur X. Entreprises ou individus, nul n'est à l'abri de ces télépathes et autres « précogs ». Certains l'ont bien compris et proposent leurs services de protection anti-psi. Mais la concurrence est rude et, dans le milieu, tout est permis.
La « Société » est le plus grand acteur de ce marché hautement stratégique. M. Runciter, son dirigeant, vient de remporter un appel d'offres. Mais si l'affaire est juteuse, elle paraît aussi risquée, et pour affronter le cerveau surpuissant qui s'attaque à son client, il va falloir recruter...
L'un des romans les plus connus de Dick, souvent considéré comme son chef-d'oeuvre.
Pas facile pourtant de rentrer dedans ni de le cataloguer.
L'écriture, d'abord, est perfectible. Les descriptions font parfois un peu scolaire, notamment celles des lieux ou des personnages. Côté dialogues, les « dit » sont innombrables. J'ouvre le livre au hasard : page 46, on trouve 6 « dit » consécutifs.
De nombreux personnages sont présentés tour à tour dans une succession de scènes, et j'ai mis quelque temps à identifier les principaux, y compris le personnage central. L'existence de deux entreprises n'aide pas à cerner les relations. Je note d'ailleurs que les protagonistes eux-mêmes se posent des questions concernant les employés du client.
Et puis, il y aussi la taille de l'équipe recrutée. Pas moins d'une dizaine de personnages en plus. Fort heureusement, il n'est nullement nécessaire de les retenir pour suivre l'histoire. le scénario exige une équipe importante, mais seuls deux ou trois membres ont leur importance.
L'exposition, enfin, tarde à venir. Entre espionnage et affrontement d'esprits surpuissants, on ne sait pas trop sur quel pied danser. Un petit tour sur une base lunaire, et puis un premier gros bouleversement qui vient changer complètement la donne !
Retour sur Terre.
Dès lors, le mystère s'épaissit. La réalité apparaît de plus en plus trouble, émaillée qu'elle est de nouveaux phénomènes temporels inexplicables.
Heureusement, dans ce brouillard cognitif, l'auteur a eu la bonne idée d'introduire un fil d'Ariane bien venu : la présence d'un serial killer, dont on ne sait même pas s'il fait partie de l'équipe. le scénario suit désormais un schéma simple et immersif qui maintient en haleine.
L'humour est présent avec le parler sarcastique de Joe Chip – le seul personnage vraiment développé – et notamment ses déboires récurrents avec la domotique et la monnaie. Une critique à peine voilée de la dureté de la société capitaliste, quand on sait les problèmes financiers qu'a trainés l'auteur tout au long de sa vie.
Ubik surprend par sa force évocatrice.
Ubik, c'est en quelque sorte un livre ouvert sur la vie de l'auteur, son imaginaire, mais aussi son époque (le roman fut publié aux États-Unis en 1969). le recours aux amphétamines et autres psychotropes est explicite. Les troubles mentaux (schizophrénie, paranoïa) dont a pu souffrir
Philip K. Dick semblent trouver une place naturelle dans ce récit.
L'atmosphère dégagée fait aussi très années 80 (Total Recall), ce qui montre l'aspect précurseur de l'oeuvre. Son influence saute aux yeux quand on examine les nombreux thèmes traités en profondeur dans le roman : pouvoirs psy, réalité multiple, cybernétique, voyages temporels...
J'ai noté avec un certain amusement que les entreprises liées aux facultés « psy » admettent un parallèle à notre époque : les télépathes intrusifs d'
Ubik sont similaires aux logiciels espions (spywares). Les entreprises comme celles de M. Runciter, proposant leurs services « anti-psy », fonctionnent comme les éditeurs de logiciels antivirus et antispyware. le parallèle arrive à un point culminant (et savoureux) où un personnage commence à mettre en doute l'honnêteté de ces services en questionnant la valeur du diagnostic !
D'autres parallèles :
- Dans l'excellent
Golden State,
Ben H. Winters, extrapole ce que pourrait devenir une société où le pouvoir intrusif des télépathes serait non pas combattu, mais mis au service de l'ordre et de la loi.
- le thème de la consultation de l'esprit d'un défunt (la femme de M. Runciter) est aussi développé par
John Scalzi dans son space opera « L'effondrement de l'empire ».
- le parasitage de conscience (par Jory) est repris par Herbert dans Les enfants de Dune.
- le pouvoir des « précogs », tel qu'il est décrit, évoque assez bien le pouvoir de « prescience » que confère l'Épice (toujours dans Dune).
Le roman se termine sur une série de révélations et de changements de perspective assez stupéfiante. La fin reste partiellement ouverte. Ouverte à l'interprétation, mais aussi à une suite naturelle.
Si vous avez aimé cette expérience, notamment le jeu de réalités, les états de conscience, mais aussi la profondeur du scénario avec ses retournements de situation, essayez donc le tout récent
Pluton, de
Maxime Mirabel. Avec ce premier roman, le jeune auteur français a selon moi d'emblée dépassé le maître sur son propre terrain, avec un scénario plus rigoureux à la clé !