Après avoir adoré son premier roman «
La vraie vie » et son dernier «
Reste », je n'avais qu'une hâte, lire «
Kérozène ». Je dois dire que je suis partie totalement à l'aventure, sans lire, ni la quatrième de couverture, ni aucune critique.
Ce roman se présente sous la forme de courts récits juxtaposés qui forment dans la toute dernière page un ensemble.
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L'histoire se déroule une nuit d'été, dans les Ardennes.
Sans compter un cheval et un cadavre, ils sont douze à se trouver au même moment dans une station-service, le long d'une autoroute.
Il est 23h12, il fait encore chaud. Et tout va basculer d'un instant à l'autre.
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J'aime beaucoup l'écriture franche d'
Adeline Dieudonné : elle est mordante et agressive, acerbe et cruelle, colorée et vive, fragile mais assez crue aussi. Comme dans «
Reste », l'autrice a réussi à rendre le récit intrigant et addictif par un incipit dynamique surprenant. J'ai aussi ressenti une froideur dans l'écriture compensée par un humour ironique, une mise à distance qui m'a paru nécessaire au regard des souvenirs douloureux évoqués, parce qu'il faut bien avouer que certaines scènes sont un peu brutales, voire « trash ».
Ses descriptions sont précises, les mots font mouche et en seulement quelques pages, l'autrice dresse des portraits très différents, vivants, réalistes ou totalement déjantés. Chaque histoire est souvent déroutante, sombre et triste, parfois absurde et un peu forcée, mais elles ne sont pas dénuées d'un humour noir grinçant qui m'a beaucoup plu.
« Elle se voyait comme un animal évoluant dans un écosystème soumis à la loi du plus fort. Les gagnants, les perdants. C'était simple à comprendre. Même un gosse de quatre ans était capable de palper cette réalité : tu bosses, tu survis, tu bosses pas, tu crèves. La sélection naturelle, les plus forts s'en sortent, tant pis pour les autres. C'est la loi de la nature. Limpide, nette et implacable. C'est si simple à comprendre. »
Chaque chapitre introduit un des personnages présents au moment où tout bascule. Certains protagonistes ont des attaches et sont liés, d'autres sont des inconnus, des gens de passage. Pourtant, l'autrice tisse avec finesse des liens entre eux sans qu'ils ne s'en rendent compte. Ces attaches sont ténues mais leurs destins sont imbriqués.
A tour de rôle, de manière fugace mais détaillée, on entre dans leur vie personnelle, leur intimité, et on découvre les évènements qui les ont conduits à se retrouver dans cette station-service au moment du drame. Si certains nous apparaissent sympathiques, touchants, abimés par la vie, d'autres apparaissent plutôt égoïstes, décalés, excentriques, sans filtre, vulgaires, voire dérangés.
L'autrice a réussi à m'emporter dans chacune d'entre elles, en croquant ses personnages avec dureté, espièglerie, humanité ou tendresse.
Ainsi, «
Kérozène » est une véritable mosaïque de voix, de personnalités, des pensées, de souvenirs qui amène un flot d'images, de sensations, d'émotions, d'horreur.
« Je crois qu'elle s'était prise d'affection pour moi. Au moment de payer, elle disait toujours à ma patronne : « Vous avez de la chance de l'avoir, c'est une gentille fille, bien propre. » Je me sentais comme un épagneul breton qu'on caresse entre les oreilles. »
Même si ces histoires qui s'ajoutent les unes aux autres composent au final un tableau visuel global, je me suis tout de même demandée à plusieurs reprises où m'emmenait l'autrice, comment elle allait raccrocher tous ces récits. En effet, aucun des personnages n'a de rôle central dans les évènements qui se jouent. Ils défilent, se croisent, souvent de manière fortuite.
L'épilogue, très court de moins d'une page, m'a fortement surprise et m'a demandé une relecture moins empressée pour comprendre sa finalité. Elle pourrait se résumer dans la dernière phrase du roman :
« Ici on ne fait que passer. »
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Avec sensibilité et profondeur, «
Kérozène » nous parle du sens de l'existence et de la quête d'identité, de la fragilité de l'enfance et de l'innocence perdue, des relations au sein de la famille et de la violence domestique, de leurs conséquences dévastatrices et de la capacité de résilience face à la brutalité de la vie.
« L'idée de rejoindre Nicolas dans la cuisine la séduisait autant que la perspective d'un tête-à-tête avec un cadavre de phoque en décomposition. »
Il est aussi question de domination dans sa relation avec les autres, mais aussi avec les animaux.
Un chapitre est en effet consacré au cheval Red Apple, il nous est livré de son point de vue. C'est étonnant, déroutant, choquant, touchant, émouvant et j'ai adoré.
Par ailleurs, d'autres animaux sont mis en scène : un cochon, un chien, un loup, un dauphin, l'occasion de montrer la violence que les hommes leur font subir.
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Pour conclure,
Adeline Dieudonné relate des tranches de vie dérangeantes, provocantes, sordides, malsaines et satiriques. La galerie des personnages est incroyable, surréaliste.
Il y a de l'humour, du sexe, de la férocité.
Un roman original, une écriture étonnante qui fuse, une autrice que je continuerai à lire.