Voilà un livre formidable que j'ai lu en feuilleton sur le blog de
Michel Tessier traducteur amateur remarquable. A ma connaissance, le livre n'est pas encore paru en français.
Sergueï Dovlatov (1941-1990) fait partie de la troisième vague des écrivains exilés russes. Il est arrivé aux Etats-Unis à la fin des années 70, profitant des autorisations accordées par Brejnev à ceux qui pouvaient justifier d'une origine juive pour quitter l'U.R.S.S. Son oeuvre est essentiellement autobiographique avec une prédilection pour les portraits et les anecdotes révélateurs de la culture russe et de l'histoire soviétique.
L'Album de famille est composé de douze portraits "cousus" d'anecdotes et d'une courte conclusion. Dans la version anglaise, le livre fait 130 pages. On rencontre d'abord Isaac le grand-père paternel. Un colosse de deux mètres avec de longues moustaches tombantes, capable de se fourrer dans le gosier une pomme entière et de pousser seul un camion. Grand viveur, gros buveur, personnage haut en couleurs, totalement inoffensif et bougrement attachant. Il a eu trois fils. Léopold, le troisième, émigra en Belgique. Un jour, arriva chez eux, venant de sa part un certain Monia. Il apporta au grand-père un smoking et une énorme girafe gonflable, qui servait de valet porte-chapeaux. Monia dénigra le capitalisme, vanta l'industrie socialiste, puis s'en alla. On arrêta le grand-père, en tant qu'espion belge. "Il écopa de dix ans. Sans droit de correspondance. Ce qui signifiait fusillé. de toute façon, il n'aurait pas survécu. Les hommes robustes supportent mal la faim. Encore moins l'arbitraire des mufles."
Chaque portrait est ainsi composé d'anecdotes souvent loufoques qui tournent à la tragédie absurde. le cousin Boris a tous les atouts pour réussir y compris un physique d'acteur italien mais, arrivé au sommet, il se complaît dans l'auto-destruction et se retrouve en camp de travail, que Dovlatov décrit sur le mode vodka-comic. Il n'y a aucun ressentiment, aucune amertume chez Dovlatov, il aime les siens y compris l'oncle Aaron. Celui-ci, entres autres passions, fut un fondu de Staline, de Lénine et de Sakharov ( car inventeur de la bombe H). Il envoyait des lettres anonymes et tordantes à Brejnev qu'il trouvait trop mou ( "Tes sourcils épais réclament du sang frais". signé Général Netchiporenko, officier du KGB); à la fin de sa vie , il fut pris de remords et je ne vous raconterai pas la suite émouvante et déjantée. Chaque chapitre est formidable. Une écriture fluide, faussement simple qui mime l'oralité. Dovlatov est un conteur hors-pair, un maître de la concision subversive, dans la grande tradition russe.