"Tout acte injuste, même commis pour une juste cause, porte en soi sa malédiction."
Chaque homme, parce qu’il croit un peu que le monde est né en même temps que lui, souffre, au moment de quitter la vie, de laisser l’univers inachevé. À plus forte raison un roi.
Tout en mangeant, Guccio raconta la tempête qu'il avait essuyée, en s'y donnant un rôle avantageux. Il y avait là un homme arrivé de la veille, qui s'appelait Boccacio, ou Boccace, et qui était voyageur pour le compte de la compagnie Bardi. Il venait lui aussi de Paris, et avait assisté avant son départ au suplice de Jacques de Molay ; il avait, de ses oreilles, entendu la malédiction, et il se servait, pour décrire cette tragédie, d'une ironie précise et macabre, qui enchantait la tablée italienne. C'était un personnage d'une trentaine d'années au visage intelligent et vif, avec des lèvres minces, et un regard qui semblait s'amuser de tout. (...)
Se souvenant des conseils de son oncle, Guccio fit parler son compagnon, qui d'ailleurs ne demandait que cela. Le signor Boccace semblait avoir beaucoup vu. Il était allé partout, en Sicile, en Vénétie, en Espagne, en Flandre, en Allemagne, jusqu'en Orient, et s'était tiré avec habileté de bien des aventures ; il connaissait les moeurs de tous ces pays, avait son opinion personnelle sur la valeur comparée des religions, méprisait assez les moines, détestait l'Inquisition. Il paraissait aussi s'intéresser aux femmes ; il laissait entendre qu'il en avait pratiqué beaucoup, et connaissait sur une foule d'entre elles, illustres ou obscures, de curieuses anecdotes. Il faisait peu de cas de leur vertu, et son langage s'épiçait, à leur propos, d'images qui rendaient Guccio songeur. Un esprit libre, ce signor Boccace, et tout à fait au-dessus du commun.
"J'aurais aimé écrire tout cela si j'avais eu le temps, dit-il à Guccio, toute cette moisson d'histoires et d'idées, que j'ai récoltées au long de mes voyages.
- Que ne le faites-vous, Signor ? " répondit Guccio.
L'autre soupira, comme s'il avouait quelque rêve inexaucé. (...)
En comparaison du pont de Londres, le Ponte Vecchio, à Florence, ne semblait qu'un jouet, et l'Arno, auprès de La Tamise, qu'un ruisselet. Guccio en fit la remarque à son compagnon.
"C'est quand même nous qui apprenons tout aux autres peuples", répondit celui-ci.
Les destins se forment lentement et nul ne sait, parmi tous nos actes semés au hasard, lesquels germeront pour s'épanouir, comme des arbres.
Le propre des hommes forts n'est pas d'ignorer les hésitations et les doutes qui sont le fonds commun de la nature humaine, mais seulement de les surmonter plus rapidement.
Nous autres banquiers sommes un peu comme des prêtres, Monseigneur. Vous confessez les âmes, nous confessons les bourses, et nous sommes tenus au secret.
Couchés côte à côte sur une brassée de paille, dans une cellule de la prévôté de Pontoise, les frères d'Aunay attendaient la mort. Sur l'ordre du garde des Sceaux, ils avaient été soignés ; ainsi leurs plaies ne saignaient plus, leur cœur battait mieux, et dans leurs chairs écrasées il était revenu un peu de force afin qu'ils pussent mieux éprouver les supplices auxquels ils étaient promis.
- Louis... votre conseil, demanda le roi.
Louis de Navarre tressaillit, et mit un moment à répondre.
- Si l'on confiait ces Templiers au pape ? dit-il enfin.
- Louis... taisez-vous, dit le roi.
Les gens sont toujours prêts à crier avec le pouvoir et à faire les orageux quand ils ne risquent rien…
Le propre des hommes forts n'est pas d'ignorer les hésitations et les doutes qui sont le fonds commun de la nature humaine, mais seulement de les surmonter plus rapidement.